Comment penser les rapports entre la Terre et le Monde ? C’est en habitant la Terre que l’on construit un monde. Le Monde désigne en ce sens le produit de la vie en société des humains sur la Terre. Il est une réalité sociale alors que la Terre est une notion géophysique. Mais, de ce point de vue, le singulier ne manque pas d’interpeller, à plus forte raison lorsqu’il s’accompagne de l’épithète « commun ». N’y a-t-il pas diverses manières d’habiter la Terre ? Il serait plus juste de parler de la pluralité des mondes, comme autant de couches sociales qui se superposent sur ce substrat géophysique. Mais, la fabrication des mondes est-elle l’apanage des humains ? Si, par exemple, tout un pan de la pensée occidentale moderne a privé les animaux de monde, cette privation arbitraire est contestée de longue date. De Montaigne au biologiste Jakob von Uexkull6, la description des mondes animaux résiste à la pensée dualiste. Parallèlement, le regard éloigné des anthropologues donne à voir des manières de composer des mondes qui ne mobilisent pas le partage entre humains et non-humains.

Au postulat de l’existence d’un monde commun qui serait partagé par l’ensemble des habitants de la Terre s’oppose la situation présente d’une Terre dont on épuise les ressources produisant non pas un monde commun, mais un monde au singulier, inégal et divisé. Le monde commun ne « nous » est pas donné, mais reste un horizon pour les habitants de la Terre.

1. Le monde vivant dans l’Anthropocène

La Terre et le Monde ont basculé dans une époque inédite : l’Anthropocène. L’histoire naturelle de la Terre et l’histoire humaine du Monde sont désormais inséparables.

L’Anthropocène désigne une proposition visant à la création d’une nouvelle période de l’histoire de la Terre marquée par la reconnaissance du rôle majeur joué par les humains dans la perturbation des dynamiques planétaires. L’humanité se serait ainsi constituée en force géologique de premier plan. Popularisée au début des années 2000 par le chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugene Stoermer, l’hypothèse avance que l’ampleur des bouleversements environnementaux induits par les humains a fait basculer le système terrestre dans un nouvel état7.

Cette grande accélération de la consommation des ressources terrestre est liée en premier lieu à l’adoption par une partie de la population mondiale de modes de vie extrêmement coûteux en énergie et en espace, et dans une moindre mesure à la croissance de la démographie mondiale8.

Cette transformation des sociétés industrielles ne se réduit pas à une « transition énergétique » mais elle est le produit d’une histoire sociale et politique engageant des rapports de force qui ont abouti au « choix du feu » et de la puissance au XIXe siècle9. Les choix énergétiques présentent donc des aspects sociaux, culturels, politiques et géopolitiques10. L’histoire de l’Anthropocène est aussi celle du capitalisme fossile.

 

Le changement climatique d’origine anthropique, par l’importance de son amplitude, de sa rapidité, de sa durée et de sa situation unique dans le contexte du Quaternaire, menace le monde vivant d’une disruption majeure.

Le climat sur Terre présente une grande diversité de l’équateur jusqu’aux pôles. Un climat est caractérisé en premier lieu par la température et par les précipitations, appréhendées à une échelle temporelle longue, qui diffère donc de l’échelle météorologique. Ces deux quantités, tant leurs valeurs moyennes annuelles que leurs variations saisonnières, sont distribuées inégalement sur la surface de la planète. Le maintien de la diversité des climats sur Terre requiert un flux d’énergie permanent à la surface de la planète, qui permet le maintien des températures, du cycle de l’eau et des vents ascendants. A partir de cette quantité d’énergie globale, on peut en venir à la description d’un climat mondial ou climat moyen, intégré sur toute la surface de la Terre. Il peut être décrit par deux principales composantes : sa température « globale » qui est actuellement de 15 degrés Celsius et ses précipitations globales qui atteignent 1 mètre annuel.

Le climat spécifique de la Terre résulte d’un processus fondamental : l’effet de serre11. L’énergie requise pour maintenir à la surface de la terre (océans et continents), la température, la pluie et les vents est en moyenne de 500 W/m2.

Les causes de l’évolution du climat sont multiples, mais un schéma simplifié ramène ces causes à 4 grandes classes12 :

  • L’activité solaire gouverne le flux d’énergie émis par le Soleil et varie sur différentes échelles de temps.
  • La distance de la Terre au Soleil gouverne le flux d’énergie solaire reçu par la Terre.
  • La composition de l’atmosphère contrôle la traversée des rayonnements, qu’ils soient émis par le Soleil ou par la surface de la Terre.
  • La répartition du flux d’énergie à la surface de la Terre.

Dans le but de situer l’évolution actuelle du climat un survol des grands types de climats passés est nécessaire. Certains cas méritent plus particulièrement l’attention, car ils sont riches d’enseignements13. Les alternances glaciaire-interglaciaire gouvernent le climat sur l’ensemble de la planète depuis environ 3 millions d’années. Il y a environ 12 000 ans, à la suite du dernier maximum glaciaire où la température moyenne sur Terre était de l’ordre de 10 °C, s’est établi l’interglaciaire actuel, période tempérée dans laquelle se sont développées les civilisations.

1.1. Le réchauffement récent, la main de l’Homme

L’évolution du climat sur les dernières décennies s’est clairement manifestée par un réchauffement moyen au niveau mondial. Les modèles actuels pointent sans ambiguïté les émissions anthropiques comme cause du réchauffement climatique. L’homme par ses émissions y ajoute actuellement 40 GtCO2 soit l’équivalent de 11 GtC, dont seule près d’une moitié s’accumule dans l’atmosphère, le reste étant absorbé en quantités voisines par les océans (22%) et les continents14 (29%) (Global Carbon Budget, 2018).

Le réchauffement récent est différent des fluctuations climatiques de l’Holocène à l’égard de trois caractéristiques : son ampleur, sa rapidité (+1 °C moyen global en près d’un siècle) et sa longue durée. Les impacts sur les écosystèmes terrestres sur le monde physique et sur le monde vivant sont de plus en plus marqués. Pour certains écosystèmes, les conséquences du réchauffement climatique s’avèrent donc déjà irréversibles. En particulier on peut noter des impacts majeur sur la cryosphère avec les pertes de couverture glaciaires, sur les océans avec une montée des températures, des niveaux des eaux et des modifications de courants marins.

L’impact sur les zones émergées se caractérise par une modification des températures moyennes et l’augmentation de la fréquence d’évènements extrêmes, avec leur cortège de conséquences sur la flore, la faune et ses déclinaisons épidémiologiques. Les zones côtières sont quant à elles directement visées par la montée des eaux.

Le cycle saisonnier est également perturbé et marqué par l’avancée de la saison chaude qui bouleverse le fonctionnement des écosystèmes.

En ce qui concerne les sociétés humaines et les services écosystémiques, la fonte des glaces ainsi que les pics de chaleur plus fréquents et plus intenses ont déjà des conséquences observables dans de nombreux domaines, tels que la sécurité alimentaire, l’accès à l’eau, les conditions de vie, la santé, les infrastructures, le transport et le tourisme dans les régions arctiques ou de montagne.

Les coûts et bénéfices de ces conséquences sont répartis de manière inégale. Les peuples autochtones sont particulièrement touchés. Des millions d’êtres humains seront dans l’obligation de migrer pour survivre. Plus de 600 millions de personnes vivent dans des zones menacées au niveau mondial, et ce nombre va en augmentant. En raison des événements extrêmes, une élévation du niveau des mers d’une vingtaine de centimètres seulement affecterait plus de 300 millions d’humains en 2060, principalement en Asie du Sud et du Sud-Est et en Afrique (source GIEC).

Au-delà de ces épisodes climatiques, subsiste une inquiétude sur l’émergence de nouveaux vecteurs biologiques se propageant avec le changement climatique. Les experts mondiaux scrutant la région péri-arctique touchée par le réchauffement climatique estiment plausible une augmentation de l’incidence d’autres maladies infectieuses de type zoonoses (bactériennes : brucellose, maladie de Lyme, leptospirose – virales : rage, fièvre à Hantavirus, encéphalite à tiques, encéphalite de West Nile)15.

1.2. Une question se pose : où allons-nous ?

Sur les prochaines décennies, le changement climatique sera déterminé par les choix que les humains feront concernant leurs émissions de gaz à effet de serre. Selon le scénario suivi, l’avenir se présente sous des couleurs très différentes, allant d’une modification, loin d’être négligeable, mais supportable des écosystèmes à un changement d’ère climatique et écologique.

Les émissions futures de GES sont en effet encadrées par 2 scénarios extrêmes, qui aboutissent à deux situations opposées en 2100. Le premier implique une réduction drastique et immédiate des émissions mondiales de GES (le monde deviendrait ainsi neutre en carbone en 2050), qui devront ensuite être stoppées afin de limiter le réchauffement à 2 °C et de stabiliser le climat à la fin du siècle. Le second est un scénario business as usual. Il conduit vers un réchauffement de 5 °C à la fin du siècle sans stabilisation du climat.

Le spectre d’un réchauffement de 5 °C plane désormais sur le Monde. Cette éventualité inquiète très profondément la communauté scientifique par ses caractéristiques :

  • l’importance de son amplitude (+5 °C) : comparable au réchauffement lors des transitions glaciaires/interglaciaires qui conduit à un remplacement quasi-complet de la végétation aux moyennes latitudes sur les continents (et à fortiori hautes latitudes),
  • sa rapidité (un siècle) : sans comparaison aux milliers d’années que prennent les transitions glaciaires/interglaciaires, permettant l’adaptation des espèces à un tel changement climatique,
  • sa durée (des milliers d’années), imposée par le temps de retour de l’atmosphère à sa composition initiale après arrêt des émissions anthropiques de GES,
  • sa situation unique dans le contexte du Quaternaire (un réchauffement de plusieurs degrés à partir d’une période interglaciaire, c’est à dire déjà chaude), ce qui entraînerait la sortie du méta-équilibre auquel notre environnement s’est adapté en oscillant depuis des centaines de milliers d’années entre un monde glaciaire (+10 °C moyen) et interglaciaire (+15 °C moyen). Un tel réchauffement projetterait ainsi le vivant dans un monde à +20 °C, ce qui implique une rupture qui s’apparente aux crises écologiques qui ont émaillé les dernières dizaines de millions d’années16.

 

Les perturbations du fonctionnement de la biosphère entraînent une dégradation générale du monde vivant.

La biosphère regroupe l’ensemble des êtres vivants et leur milieu physico-chimique, c’est-à-dire le climat (atmosphère), les sols (lithosphère), les milieux aquatiques (hydrosphère)… Son fonctionnement repose sur les interactions entre les organismes vivants, et entre ces organismes et leur milieu physico-chimique : les organismes dépendent de leur milieu et réciproquement influencent ce dernier. Cela signifie que la biosphère est pilotée à la fois par des flux d’organismes et par des flux de matière/énergie17.

La notion de Nature, elle, désigne pour les écologues l’ensemble du monde biotique (la biodiversité) et abiotique (les roches mais aussi les planètes par exemple), les organismes vivants, en tant qu’objets d’étude, étant en interaction avec le monde abiotique.

Le rapport de l’IPBES18 publié en 2019 permet de prendre la mesure de la dépendance des humains à la biosphère, où plus de 2 milliards de personnes utilisent du combustible ligneux pour répondre à leurs besoins primaires en énergie.

Les sociétés humaines (par leur consommation, leurs modes de production des biens par exemple via l’agriculture, et par leur démographie) ont un impact immense sur le fonctionnement de la biosphère et sur la biodiversité et les écosystèmes19.

Dans son rapport, l’IPBES décrit une érosion majeure de la biodiversité qui justifie de parler de menace d’extinction globale ou de sixième extinction22. Environ 25 % des espèces de vertébrés terrestres connaissent un déclin de leur abondance23, et moyenne 50 % de la biomasse d’insectes aurait disparu en 30 ans24. Cette érosion engage également des formes de domination sociale exercées sur les agriculteurs, permise notamment par la brevetabilité des semences25. Il en va de même de la perte de diversité des espèces26. Ce processus va de pair avec la « contamination du monde »27. Face à cela l’histoire de la protection de la nature est aussi riche de presque deux siècles de travaux28, 29, 30, 31, 32.

2. Vers une planète inhabitable et un monde invivable ?

Les limites planétaires identifient des seuils au-delà desquels la Terre pourrait devenir inhabitable pour les humains. Plusieurs d’entre elles sont déjà franchies du fait des bouleversements des grands processus régulant les interactions entre la terre, l’océan, l’atmosphère et la vie.

Malgré les critiques et les réfutations théoriques33 des théories de Malthus, l’augmentation de la démographie conduit à un épuisement des ressources naturelles34. Le développement de ces sociétés était autrefois largement tributaire du développement des surfaces cultivées permettant d’accroitre la quantité d’énergie capturée et la puissance disponible maximum était par conséquent limitée35. Avec l’avènement de la Révolution industrielle la situation change drastiquement. En effet, l’usage du charbon, puis plus tard du pétrole, revient à basculer depuis une ressource de flux vers une ressource de stock avec les conséquences attenantes. La première des conséquences est la levée du plafond des puissances. Les puissances mises en œuvre dans les activités humaines deviennent principalement tributaires de la capacité à extraire à débit croissant les énergies fossiles stockées dans le sous-sol. Cet usage de la matière est rendu possible par une disponibilité très grande, et à très bas coût, de l’énergie. L’accès aux ressources accumulées dans le passé confère une surcapacité à exploiter la matière disponible, avec une intensité très largement supérieure à la capacité de régénération naturelle. Dans la situation actuelle les capacités de recyclage de la planète sont désormais nettement dépassées.

D’un point de vue historique on constate que les sources d’énergie ne se succèdent pas, elles s’additionnent36 et il convient de s’extraire d’un « imaginaire transitionniste » simpliste.

En 1972 le rapport Meadows37 propose une quantification des limites de la planète au regard des impacts du développement économique. Il est suivi d’indicateurs inspirés davantage de la biologie ou des sciences du climat tels que la capacité de charge38 ou la formule IPAT39. Au début des années 1990 naît l’idée d’empreinte écologique40. Plus récemment, des scientifiques41 ont proposé de caractériser le dépassement des « limites planétaires » à partir de l’identification de neuf processus et systèmes qui régulent la stabilité et la résilience du système terrestre. Elles sont ainsi basées sur les interactions de la terre, de l’océan, de l’atmosphère et de la vie qui, ensemble, fournissent les conditions d’existence dont dépendent nos sociétés. Ces limites représentent des seuils à ne pas dépasser pour chacun d’entre eux sous peine de perdre la stabilité du système terre.

 

Le monde devient invivable pour un nombre croissant d’humains. Les possibilités de se nourrir, de se soigner, de se déplacer et de se loger ne seront plus assurées dans des conditions satisfaisantes pour une part importante de la population mondiale.

En 2018 Kate Raworth propose la Théorie du Donut42 et identifie 11 objectifs sociétaux pour lesquels on peut définir des seuils minimaux en deçà desquels la justice sociale ne pourra être assurée. Ils incluent :

  • une alimentation suffisante ;
  • une eau potable et des conditions sanitaires décentes ;
  • l’accès à l’énergie et à un équipement de cuisine propre ;
  • un logement correct ;
  • l’accès à l’éducation et aux soins de santé ;
  • un revenu minimum et un travail digne de ce nom ;
  • l’accès aux réseaux d’information et de soutien social.

Mais, si la Théorie du Donut dessine positivement un horizon écologiquement et socialement soutenable, elle permet aussi de mesurer toute la distance qui sépare les États du Monde de la satisfaction de cette double condition43, 44.

2.1. Se nourrir

Concernant la question alimentaire on peut établir un panorama contrasté des questions alimentaires45 et des surfaces agricoles perdues dans les dernières décennies46.

De plus le secteur agricole est un très gros producteur de gaz à effet de serre, alors qu’il est un faible consommateur d’énergie47. Les bouleversements environnementaux font peser une menace nouvelle sur les systèmes agricoles48 qui s’ajoute aux instabilités sanitaires et énergétiques49.

2.2. Se soigner

La santé est aussi directement questionnée en ce qu’elle est déterminée par de nombreux facteurs que sont les conditions socio-économiques, les modes de vie, les orientations politiques (à différentes échelles) et les conditions écologiques50, 51, 52, 53. Les facteurs de risques sanitaires et environnementaux par voie de contamination diffuse et silencieuse de l’ensemble des compartiments écologiques s’accroissent eux aussi54, 55 avec son cortège d’injustices56 dont les « réfugiés climatiques » sont une illustration57. L’un des indicateurs est le « fardeau global des maladies », qualifiant chez les épidémiologistes un état de « non-santé » ou de « mal-santé » (FGM, ou Global burden of disease)58, 59. L’enjeu d’épidémiologie d’origine écologique est devenu central comme en témoigne la pandémie en cours60, 61.

2.3. Se déplacer

La question de la mobilité est intrinsèquement reliée à celle de la gouvernance et « la tyrannie de la distance »62 a longtemps été une limite majeure à la capacité d’un pouvoir politique central à exercer son influence dans un monde marqué par des vitesses le « associant le mètre à la seconde »63, plafond que la révolution industrielle fera exploser64, 65, 66, 67, 68. Cette tendance a été facilitée par un coût réel historiquement orienté à la baisse du carburant nécessaire pour parcourir une même distance69 y compris pour l’avion bien que resté l’apanage des populations les plus diplômées vivant dans les métropoles desservies par les transports collectifs70, 71, 72.

2.4. Se loger

L’accès à un logement sûr pour tous les habitants de la Terre fait partie des objectifs du développement durable à l’horizon 203073. Cet objectif ne sera pas atteint et les conditions de logement témoignent de disparités et d’inégalités toujours croissantes, ou l’explosion urbaine côtoie le bidonville mondial74, 75, 76.

 

Les sciences ont un rôle essentiel à jouer pour expliquer et comprendre les bouleversements environnementaux en cours. L’étude des interactions entre les activités humaines et les processus biophysiques invite au décloisonnement des disciplines par le développement d’approches pluri-, inter- et transdisciplinaires.

La science se définit comme une somme de connaissances qui sont obtenues avec méthode dans le but de comprendre le réel de manière la plus efficace possible. La construction des savoirs scientifiques fait l’objet de nombreux travaux en sciences humaines et sociales77.

La science a droit à l’erreur. La démarche de la recherche scientifique visant à construire des connaissances peut se tromper, se fourvoyer. L’erreur fait partie intégrante de la méthode, sachant qu’elle peut être corrigée. Ainsi, les incertitudes sur la connaissance précise du devenir du climat ne remettent pas en cause la démarche scientifique globale des climatologues. De ce point de vue, la controverse scientifique est constitutive de la démarche scientifique. L’environnement devient un sujet d’étude scientifique à partir de la seconde moitié du XXème siècle. Sur le plan épistémologique, la mise au premier plan du couplage entre les systèmes écologiques et les systèmes humains (sociaux, économiques et politiques) a conduit depuis le début des années 2000 au développement de recherches définissant leurs objets comme des socio-écosystèmes ou des systèmes socio-écologiques78, 79. La qualité de la démarche d’une « science impliquée » ou « engagée »80 peut être évaluée en ce sens à travers sa fécondité (capacité à créer de nouveaux questionnements et à susciter le doute) ; sa diversité (capacité d’accueillir le pluralisme dans toutes ses dimensions) ; son impartialité impliquée (capacité à rendre compte du réel et à s’y soumettre pour la vérification, tout en explicitant le contexte) et la responsabilité du chercheur qui la conduit (capacité de répondre de et de répondre à)81.

La notion de « sciences impliquées » invite également à se départir d’un modèle linéaire qui a tendance à subordonner l’opérationnel au fondamental82, qui a conduit à l’émergence au tout début des années 2000 de la « science de la durabilité »83 avec des objectifs de soutenabilité forte84 et d’ouverture aux acteurs « non-scientifiques »85, et en premier lieu, politiques et économique. Sous l’expression de « transformative change », que l’on peut traduire en français par « changement systémique profond »86, cette direction est également au cœur du récent rapport de l’IPBES87. On peut y ajouter les réflexions organisées par la Banque Mondiale88, l’organisation du système mondial de la recherche dans le cadre du Forum mondial pour la recherche agricole89 et de la réforme en cours du CGIAR90, ou encore la création du HLPE auprès de la Commission sur la Sécurité Alimentaire (CSA) des Nations Unies91.

3. Les communs dans l’Anthropocène

L’histoire socio-économique de l’Anthropocène est aussi celle de l’emprise croissante de la propriété privée sur le monde. Cette grande appropriation entraîne la disparition progressive des communs.

L’environnementalisme des années 1960-1970 s’est formé pour partie autour de l’idée que les menaces écologiques invitaient à reconnaître le « destin commun » qui liait désormais tous les habitants de la Terre. Après les premiers travaux Barbara Ward et René Dubos paru en 1972, le rapport Brundtland, publié en 1987, popularisa la notion de « développement durable », sous le vocable anglais « Our Common Future ». Le contexte intellectuel est en effet fortement marqué par la publication en 1968 de l’article du biologiste américain Garrett Hardin, intitulé « La tragédie des communs »92. Ce texte fit largement débat car les travaux de Hardin ouvrent à deux analyses diamétralement opposées sur la question des communs. En particulier elle devint le cri de ralliement des économistes qui affirmaient la supériorité de la gestion par allocation de droits de propriété sur les ressources par rapport à leur administration publique. Cette question trouve ses racines dans l’Antiquité, où Aristote défendait que le travail du propriétaire faisait la valeur de sa terre93, idée précisée ensuite par Locke94. Cette pensée se développe aux époques coloniales, de Thomas More95 à Karl Polanyi96 en passant par Karl Marx97. Illustration flagrante, le mouvement des enclosures qui commence à la fin du XVIe siècle dans les campagnes anglaises, est ainsi caractérisé par la destruction organisée des communaux et de ses usages au profit de l’extension de la propriété privée terrienne98, pensées comme relevant de la catégorie des terra nullius, plutôt que des res communis99. Cette approche joue alors sur la confusion entre « ce qui appartient à tous » et « ce qui n’appartient à personne », avec des conséquences majeures sur la non-reconnaissance des droits des peuples indigènes100. Dans son livre La Grande Transformation paru en 1944, l’historien hongrois Karl Polanyi considère qu’historiquement la volonté de déplacer la frontière entre privé et public, par la privatisation de biens ne relevant pas de la sphère marchande, a donné lieu à des contre-réactions violentes adossant la sphère publique à des États autoritaires et nationalistes101. Selon Polanyi, le processus de privatisation du monde ne manquera pas de susciter, en réponse, des contre-mouvements violents. De fait, l’on a vu émerger depuis environ quarante ans dans de nombreuses régions du monde de nouvelles formes d’alliance que l’économiste Gaël Giraud qualifie de « public-tribal »102. La voie du commun est donc loin de s’imposer en ce début de XXIe siècle103.

 

Le commun n’est pas le régime de l’unicité ou de l’homogénéité. Il est un principe de multiplicité qui résiste à l’homogénéisation du monde. La défense des communs est celle de la diversité des cultures, des langues et plus généralement des manières d’habiter la Terre.

Les appels à l’unité face à la menace écologique et au retour des communs se heurtent concrètement à l’opposition d’intérêts privés qui œuvrent à maintenir les rapports de force déséquilibrés de la mondialisation actuelle. L’échelle globale des « communs mondiaux » reste à construire politiquement104, en respectant la diversité culturelle105. Cependant, on peut noter que le principe de diversité culturelle dans le discours sur le développement durable disparaît en raison de la réduction de la question écologique à sa seule dimension économique106, 107. Aux côtés des historiens de l’environnement, les anthropologues contribuent à la reconnaissance de la diversité des points de vue sur le monde et sur les crises environnementales qui le traversent108, et en particulier l’identification des différentes cosmologies qui structurent les rapports entre les humains et les non-humains, et qui appellent au respect d’une « écologie des autres »109, 110. Convoquer la longue histoire des réponses développées par les différents peuples de la Terre face aux catastrophes permettrait d’ouvrir l’horizon de la pensée occidentalocentrée de l’Anthropocène111. Le développement d’une pensée décoloniale112 fait écho en ce sens dans le domaine de l’écologie à l’appel lancé par l’historien Dipesh Chakrabarty à « provincialiser l’Europe »113. Le commun requiert donc une « égalité dans le prendre part »114, qui concerne la diversité des collectifs de la Terre115.

 

Le retour des communs incarne un horizon d’émancipation pour le monde. A différentes échelles, le travail d’institutionnalisation des communs reste à accomplir pour faire émerger des modes de gestion démocratiques des biens communs.

Le retour des communs incarne, dans un contexte historique qui ne lui est pas favorable, un horizon d’émancipation capable de faire droit au pluralisme culturel. On doit à l’économiste Elinor Ostrom, première femme à avoir reçu le prix Nobel d’économie, d’avoir posé les fondements théoriques de cette approche116. Aux interprètes de la tragédie des communs, qui se firent ardents promoteurs de l’appropriation exclusive des ressources naturelles au nom de leur protection, elle oppose que cette forme privative n’est pas la seule façon de penser la propriété. Elle considère que la propriété ne se définit plus comme un droit absolu et exclusif détenu par le propriétaire, mais comme un faisceau de droits d’usage et de gouvernance pouvant être distribués entre différentes personnes117 où les communs ne sont plus l’envers de la propriété118. Selon une autre approche défendue par Christian Dardot et Pierre Laval, le commun se définit plutôt comme relevant de l’inappropriable119.

Qu’en est-il dès lors des ressources mondiales partagées comme l’atmosphère ou les océans ? En l’absence d’une gouvernance mondiale digne de ce nom, ils ne peuvent être définis comme des « communs mondiaux », mais comme des biens non divisibles dont l’accès est libre et ouvert120. La question se pose de savoir si le modèle du « faisceau de droits » est transposable à l’échelle globale121. Dans tous les cas cette réflexion à l’échelle globale se heurte au principe de souveraineté122 qui fonde la légitimité, l’autonomie, et l’égalité entre les états souverains123. Si on ajoute la dimension du commerce international on mesure combien une révision des règles est difficile, même en multipliant les alertes sur les limites de la planète124, 125.

Pour autant, les mouvement en faveur du retour des communs, accompagné par le mouvement d’éducation populaire, de démocratie participative et de développement local, a conduit à développer un engouement pour le territoire à partir des années 1980126. Beaucoup voient là un levier important pour « refaire le monde » en stimulant la recomposition de l’action publique127. Cette dynamique impose cependant de repenser ces catégories juridiques dans l’optique de protéger un intérêt commun de l’humanité et de faire respecter un impératif de solidarité128, ce qui questionne le principe de souveraineté étatique129, 130.

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