Qu’est-ce que la « transition » ? Dans la théorie des systèmes, le terme désigne un processus de transformation au cours duquel un système passe d’un régime d’équilibre dynamique à un autre1. Dans le contexte écologique et social, parler de transition consiste donc à chercher à passer d’une situation contemporaine marquée par des trajectoires insoutenables à un état des sociétés caractérisé par la soutenabilité et l’équité, vis-à-vis des générations présentes comme des générations futures. Derrière tous ces objectifs, de multiples questions se posent : comment assurer ces passages à partir de réalités marquées par le réchauffement climatique, la destruction du vivant, la pauvreté, les inégalités, les conflits pour l’appropriation de ressources, les incertitudes ? Alors que nous écrivons ces pages, la crise du SARS-CoV-2 a confiné la moitié de la population mondiale pendant plusieurs semaines ; en 2020, les émissions de CO2 auront probablement baissé de 8,5 % en moyenne à travers la planète2, mais le nombre de personnes vivant dans la misère et dans la précarité aura beaucoup augmenté, et rien ne dit que la sobriété énergétique contrainte pendant ces mois – très forte diminution du transport aérien en particulier – ne donnera pas lieu à un regain d’activités polluantes.
Dans ce contexte mouvant et inquiétant, une chose est sûre : nous avons collectivement besoin de réviser profondément nos manières de vivre, de produire, de consommer, de nous déplacer, de nous protéger du froid et des intempéries, d’occuper nos loisirs. Mais les chemins à parcourir ne sont pas les mêmes pour une veuve isolée de la région pétrolifère du delta du Niger au Nigeria, un chiffonnier en Indonésie, un paysan en Colombie, un restaurateur en France… Un Français moyen émet 12 tonnes de CO2 par an en moyenne, alors que ce chiffre devrait être ramené à moins de 2 tonnes pour viser une trajectoire mondiale à moins de deux degrés d’augmentation de la température globale. Le mouvement des « gilets jaunes » en France a illustré les difficultés posées par une norme écologique qui serait édictée sans prise en compte des conséquences pour ceux, par exemple, qui habitent des zones rurales, ou pour les plus pauvres. Nous mesurons nos vulnérabilités et nos interdépendances, mais sommes marqués par la représentation moderne d’individus indépendants, libres de leurs décisions et de leurs faits et gestes, fascinés par le « toujours plus », par la course à la croissance, à la performance, à la rapidité… La Grande Transition qui est devant nous est nécessaire pour favoriser une approche globale, systémique des problèmes. Aucun État ni aucun acteur ne peut la réaliser seul, pour être à la hauteur des enjeux. Mais une approche transversale et intégrative suppose le soin de chaque personne et chaque groupe dans sa spécificité. Elle pose à chaque instant des questions éthiques et politiques : quelle représentation du bien vivre, quelle conception de la justice, quel partage des responsabilités ? Cette imbrication entre les objectifs et les moyens, entre les visées et les étapes pour s’en rapprocher, explique pourquoi aucun scénario unique de la transition désirable n’est possible.
La Grande Transition fait écho à la Grande Transformation décrite par Karl Polanyi en 1944 : il soulignait alors comment le libéralisme capitaliste a nourri une représentation de la terre, du travail et de la monnaie comme des marchandises, pouvant se vendre et s’acheter à loisir sur des marchés largement dérégulés, tout cela favorisant un rapport propriétaire à des entités pourtant appelées à définir les conditions du vivre ensemble dans chaque société. Certains ont aussi appelé la Grande Accélération l’augmentation forte des flux de matière et d’énergie observable à partir des années 1950 dans des tendances socioéconomiques, mais aussi par ses conséquences sur le système Terre, à travers notamment le phénomène de disparition des espèces, d’érosion de la biodiversité. L’emprise de l’être humain sur la planète s’est accrue à grande vitesse : ainsi, l’époque de l’Anthropocène désigne la manière dont, depuis deux siècles, les activités humaines transforment les équilibres planétaires et mettent en danger les milieux vivants.
Parler de Grande Transition implique, dès lors, d’évoquer la profondeur des transformations nécessaires aussi bien que la diversité des situations. Le terme de transition est-il contradictoire avec ceux de révolution, de rupture ? Désignerait-il une conception plus optimiste, ou moins exigeante, que les discours de l’effondrement, par exemple ? La façon dont nous utilisons ce terme est compatible avec une prise de position radicale quant au diagnostic et quant à la sobriété requise. Toutefois, nous cherchons à analyser les conditions d’une transformation qui nous paraît possible dans les décennies qui viennent, pour limiter les désastres sociaux et écologiques, à condition de mobiliser les énergies et les compétences de tous. Ceci requiert des cursus universitaires adaptés à cette exigence collective. Force est de reconnaître que le chemin est long et semé d’embûches, car les résistances intellectuelles et culturelles sont énormes : beaucoup d’étudiants n’ont pas accès aux connaissances de base et aux opportunités professionnelles qui leur permettent d’appréhender, par exemple, la construction de modèles économiques cohérents avec le respect de la biodiversité et la réduction de l’empreinte carbone. Par ailleurs, la vie des campus est le plus souvent à l’image des incohérences de nos vies quotidiennes : quand le cursus valorise les expériences nombreuses à l’étranger, pourquoi se soucier de l’empreinte carbone des billets d’avion ? Enfin, collectivement, nous n’avons pas encore pris la mesure des transformations nécessaires pour ne pas nous payer de mots, pour changer les choses à la hauteur souhaitée. Ce déni de réalité indique le besoin d’une refonte culturelle de nos imaginaires, et de nos manières d’enseigner et de faire réfléchir aux sciences, aux humanités, aux technologies appropriées.
La Grande Transition est donc systémique : à la fois écologique, sociale, économique, culturelle, politique, citoyenne… Elle se veut également « juste »3 : ceci indique qu’elle peut reposer sur l’analyse des phénomènes existants et établir différentes interprétations de ce qui est en train d’advenir. Par exemple, Perez (2003) décrit cinq révolutions éco-technologiques depuis deux siècles : la machine à vapeur et le chemin de fer (1809), l’acier, l’électricité et l’industrie lourde (depuis 1875), le pétrole, l’automobile et la production de masse (depuis 1908), l’information et les télécommunications depuis 1971 ; ces révolutions, qui s’additionnent, sont aussi liées à des transitions sociotechniques, à de profonds changements structurels qui adviennent dans des secteurs comme l’énergie, les transports et qui reconfigurent les marchés, les institutions, les technologies et les connaissances. Toute la question est de savoir si et comment se déploient des alternatives orientées par la soutenabilité et la justice5. Certains voient ces alternatives comme inscrites dans une réforme possible du capitalisme, d’autres comme relevant d’un post-capitalisme : les énergies renouvelables, par exemple, peuvent-elles contribuer à certaines formes plus décentralisées de production et de consommation énergétique, ce qui pourrait nourrir des prises de décisions démocratiques à plus petite échelle ?
Toutes ces questions doivent pouvoir croiser les parcours de chaque étudiant, qu’il ou elle soit en langues, en arts plastiques, en science de gestion ou en mécanique des fluides, en littérature ou en droit, en sociologie ou en école d’infirmier.
L’ouvrage vise à donner à chacun et chacune des clés d’analyse : il s’agit de comprendre pour agir, de former pour transformer.
S’il s’adresse à chaque citoyen désirant contribuer à cet effort collectif, les publics privilégiés de cet ouvrage sont à la fois les enseignants-chercheurs et les directions des établissements d’enseignement supérieur, les étudiants et les praticiens dans différents domaines (fonction publique et monde politique, entreprises, associations et ONG).
1. Des choix méthodologiques
Cet ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité. Il cherche avant tout à proposer un parcours, un ou des itinéraires : il valorise une démarche évolutive, dynamique, souple et plurielle. Il veut d’abord aider chacun à se mettre en mouvement.
C’est pourquoi il est d’abord inspiré par le désir de favoriser une démarche de questionnement : il s’agit de bien poser les problèmes avant de trouver les réponses. Celles-ci ne sont jamais univoques, elles supposent des dialogues, des délibérations et des interprétations en commun.
C’est une démarche inter et transdisciplinaire. Cette démarche est holistique. Elle concerne toutes les dimensions de la personne : pas seulement la tête mais aussi le corps et le cœur, le lien à la nature, au vivant, aux émotions. La mise en transition, la transformation suppose une approche intégrative.
Elle est ouverte à la multiplicité des contextes et cultures, à partir d’un ancrage dans la modernité occidentale, marquée à la fois par l’idéal démocratique et le capitalisme consumériste et extractiviste.
Une place particulière est accordée à une interrogation épistémologique, anthropologique, éthique, afin d’approfondir nos manières particulières de nous rapporter au monde, aux êtres humains et non humains, de définir le bien vivre.
Cet ouvrage est aussi une prise de position, relative au diagnostic porté sur les limites planétaires et à leurs conséquences sociales et politiques. Nous sommes conscients d’avancer sur une ligne de crête pour aller à la racine des problèmes et ne pas en rester à une description érudite qui se voudrait axiologiquement neutre. Nous défendons une pensée engagée qui se veut ouverte au débat mais qui est orientée par une visée éthique qui conduit à désigner certains choix comme des impasses ― par exemple autour de la croissance indéfinie du PIB ou la géo-ingénierie comme solution face au réchauffement climatique.
Un accent est mis sur le « prendre soin », le souci du (bien) commun et des (biens) communs : au fond, le défi principal de la Grande Transition est de fournir des ressources aux individus et aux sociétés afin de mieux prendre soin des milieux vivants, de la diversité biologique et culturelle, des personnes proches et lointaines. Il s’agit de favoriser des dispositifs et des institutions au service de telles relations ajustées aux autres, à la nature et à soi-même. Cette perspective conduit à s’intéresser à la fois aux finalités reconnues par des citoyens et aux règles et aux processus « en commun » qui permettent un accord sur les fins et la mise en œuvre de moyens adaptés. C’est ce à quoi s’intéresse l’approche des communs, théorisée en particulier par the Economics Nobel Prize winner Elinor Ostrom : la question n’est pas d’abord celle de savoir si les ressources planétaires doivent être gérées par des pouvoirs publics ou par des acteurs privés, mais plutôt de voir comment sont assurées des décisions et des actions partagées, à différentes échelles. L’objectif est de permettre à tous les hommes et femmes, aujourd’hui et demain, d’avoir accès aux conditions d’une vie de qualité, d’une « vie bonne » – selon l’expression utilisée depuis les philosophes grecs et trouvant un écho dans diverses cultures, aujourd’hui par exemple dans la notion de « buen vivir » en Amérique latine. Cette qualité de vie est indissociable de la considération et du soin des non-humains et du vivant.
2. Présentation du document de travail et du processus de rédaction
Les connaissances présentées ici ont été choisies en fonction des objectifs du travail : fournir des clés de compréhension et des ressources pour agir. Ces clés elles-mêmes sont limitées et il est possible de regarder le verre à moitié vide pour dresser la liste de nombreux thèmes qui devraient mérité d’être traités.
Cet ouvrage donne des éléments pour bâtir des programmes, cours ou cursus. Il ne constitue pas tel quel une maquette de cours.
L’argument est organisé de manière à favoriser une appropriation personnelle, un cheminement individuel et collectif. Il mobilise des connaissances aussi bien que des compétences, relatives aux différentes étapes (portes) du parcours : acquérir une vision systémique pour habiter un monde commun ; discerner et décider pour bien vivre ensemble ; mesurer, réguler et gouverner, interpréter, critiquer et imaginer ; agir collectivement à la hauteur des enjeux ; se reconnecter à soi, aux autres et à la nature.
La vision pédagogique consiste à promouvoir les liens entre les dimensions « tête-corps-cœur ». Dès lors, nous avons choisi de proposer deux exercices par porte (chapitre), pour donner une respiration à la lecture. Ces exercices ont été élaborés par quelques étudiants, en s’inspirant d’une méthode pour favoriser le changement social et des expériences vécues dans des lieux comme le Schumacher College ou le Campus de la Transition.
L’ouvrage sur lequel ce document de travail est basé est le fruit d’un travail d’équipe, et de travaux « en commun », à différentes échelles. Notre équipe de coordination s’est constituée de manière interdisciplinaire (un physicien, un professeur de management, un philosophe établi formé comme ingénieur, une philosophe également formée en gestion et en théologie), et a réuni des enseignants-chercheurs de différentes disciplines, ainsi que quelques professionnels et quelques étudiants, au sein de treize groupes de travail pendant un an. À partir de deux journées de séminaire réunissant une douzaine de chercheurs ainsi qu’un étudiant du mouvement pour un réveil écologique, en septembre 2019, à Forges, sur le site du Campus de la Transition, un premier plan général de cet ouvrage a été dessiné . Il a été à nouveau discuté dans les groupes de travail, puis de manière interdisciplinaire et décloisonnée en décembre lors de deux journées de réunion plénière. La crise sanitaire a conduit à poursuivre les réunions et les échanges par visioconférence entre les pilotes des groupes, notamment lors d’une journée de réunion plénière autour des six portes de l’ouvrage, et diverses réunions de présentation des chapitres, prolongeant le questionnement dans divers cursus. Le travail collectif s’est donc réorganisé au gré des événements sociaux grâce à l’engagement constant des pilotes et des membres de chaque groupe.
Des entretiens ont été menés avec une quinzaine d’intellectuels engagés sur les thématiques écologiques et sociales et des experts dans leur domaine.
L’ouvrage a fait l’objet d’apports variés et de nombreuses relectures. Au terme de ce processus participatif, l’équipe de coordination assume la responsabilité des options prises dans ces pages.
3. Divers itinéraires de lecture possibles
Cet ouvrage peut se lire du début à la fin, mais aussi autrement ! Les itinéraires sont variés, et c’est pourquoi nous n’avons pas numéroté les sections : il est possible de démarrer la lecture par une de ces portes sans avoir lu celles qui se trouvent avant dans l’ordre présenté dans ces pages. Nous donnons ici quelques exemples de ce que peut être un parcours de lecture ou de formation, correspondant à une dynamique spécifique.
3.1. Du diagnostic à la décision pour un monde commun
Oikos → Ethos → Nomos → Logos → Praxis → Dynamis
Cet itinéraire est celui qui est matérialisé dans l’ouvrage, puisque les portes sont présentées dans cet ordre. Le regard sur la planète et le système Terre met en évidence les violences que l’action humaine ― marquée par l’empreinte écologique élevée de certains modes de vie, par l’explosion démographique et par le primat de critères non écologiques ― font subir aux écosystèmes. Cette évolution demande la mobilisation d’outils de discernement éthique, afin de favoriser un regard critique sur les règles du jeu et les institutions, de manière à promouvoir des structures collectives cohérentes avec les enjeux écologiques et sociaux. Pour y parvenir, il s’agit aussi de modifier nos récits et de chercher le pluralisme des rationalités, des regards sur nos existences. Il en découle des lignes d’action transformatrice, à différentes échelles, qui engagent des décisions pour un monde commun : ces décisions seront pérennes si elles sont lestées par une intention forte de les mettre en œuvre ; d’où l’importance de la reconnexion à soi, à la nature et aux autres.
3.2. De l’agir à la contemplation
Praxis → Oikos → Nomos → Ethos → Logos → Dynamis
Pour certains, la porte d’entrée est la pratique, l’agir dans la vie quotidienne et dans la cité, au sein d’une université, d’une entreprise, d’une association ou d’une collectivité territoriale ; elle invite à creuser l’analyse sur les impasses des modèles « as usual », et à déconstruire les normes et dispositifs habituels, pour se donner des critères de discernement et des récits collectifs du bien vivre ; ceci conduit à revisiter les conditions de l’agir responsable grâce à des pratiques de reconnexion à soi, à la nature et aux autres, en cultivant diverses formes de « non-agir », de réceptivité.
3.3. De la transition intérieure à l’engagement
Dynamis → Logos → Oikos → Nomos → Ethos → Praxis
Un nombre croissant d’habitants des sociétés occidentales marqués par l’accélération, le souci de la performance et de la productivité, cherchent à vivre autrement et développent des pratiques au service du mieux-être (du yoga à la méditation de pleine conscience) ; cette quête peut être approfondie en tant que transition intérieure, apte à formuler de nouveaux récits collectifs de la vie bonne ; ceux-ci peuvent permettre d’affronter les défis posés par la construction d’un monde commun dans un contexte critique, et de redéfinir des règles du jeu ; ainsi se développent des outils de décision qui peuvent inspirer de nouvelles formes d’action – d’engagement économique, social, politique, etc. ― à différentes échelles.
3.4. Des dilemmes à la décision en commun
Ethos → Oikos → Logos → Nomos → Praxis → Dynamis
La formulation de dilemmes éthiques, individuels et collectifs, est un bon point de départ afin d’approfondir la connaissance et l’analyse des grands enjeux planétaires ; ceci peut favoriser des représentations partagées du monde hospitalier à construire, d’où découle une transformation des normes et métriques par lesquelles la cité est organisée, et des pratiques professionnelles, collectives. Ceci va de pair avec l’approfondissement du questionnement intérieur, en commun, afin de permettre des décisions irriguées en profondeur et susceptibles de changements radicaux.
3.5. Des normes aux symboles
Nomos → Oikos → Ethos → Praxis → Dynamis → Logos
Certains acteurs clés dans la cité sont dépendants des systèmes de normes, de mesures et des institutions économiques et politiques qui cadrent leurs représentations et leurs actions ; le travail de mise en perspective de ces cadres permet d’ouvrir à de nouvelles connaissances scientifiques, et à se doter d’outils de discernement, afin de contribuer à des pratiques ajustées au diagnostic posé. Cette recherche va de pair avec le soutien psychologique à des transformations profondes et la cocréation de nouveaux récits, de nouvelles formes entrepreneuriales, etc.
3.6. Des récits aux acteurs
Logos → Ethos → Dynamis → Oikos → Nomos → Praxis
Les récits collectifs relatifs au fonctionnement de nos sociétés, à un avenir meilleur ou catastrophiques, nourrissent nos imaginaires personnels et communs ; les mettre en lumière et les interpréter peut aider à faire percevoir les normes éthiques et culturelles qui les sous-tendent et à chercher les chemins éthiques et spirituels d’une transformation systémique ; cette recherche doit s’appuyer sur le recours à des savoirs précis sur l’état du système Terre et débouche sur l’analyse de l’évolution de normes et institutions, puis de pratiques et jeux d’acteurs qui soient cohérents avec ces visions partagées.