1. Extraits de l’ouvrage mis en ligne en lecture libre par l’auteur (CHOSEN ? Reading the Bible amid the Israeli-Palestinian Conflict).

Éditeur : Westminster John Knox Press, Louisville, Kentucky (USA), 2015.

Traduction française : Menahem R. Macina

INTRODUCTION

Le conflit apparemment insoluble entre l’État d’Israël et le peuple palestinien exige de nous le meilleur de notre réflexion, un courage inébranlable, et une profonde honnêteté concernant ce qui est politiquement possible. Ce n’est qu’en apparence que ce conflit est sans solution, parce que tous les problèmes politico-historiques ont des solutions si l’on a assez de courage, d’honnêteté et de fermeté.

Le conflit n’est pas une situation fixe et immuable ; c’est plutôt une réalité historique dynamique qui change de façon spectaculaire et est redéfinie au fil du temps. En conséquence, il est impératif que notre réflexion ne soit pas figée dans une position, mais qu’elle soit réévaluée régulièrement en réponse aux réalités changées et changeantes sur le terrain. Si nous nous contentons d’une position figée, alors nous sommes dans l’idéologie, ce qui n’est d’aucune utilité pour les problèmes réels sur le terrain.

Selon mon point de vue, qui est influencé par mes travaux académiques en matière d’Écriture, je commence par mettre l’accent sur l’affirmation d’Israël d’être un peuple élu de Dieu. Cette conviction n’est pas mise en doute dans la Bible. C’est une affirmation théologique qui, de plus, correspond à la persuasion convaincante engendrée par la situation des Juifs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Les Juifs étaient en effet un peuple vulnérable dont la demande d’une patrie était une urgence impérieuse. Comme beaucoup de chrétiens progressistes et évangéliques, j’étais reconnaissant (et je continue de l’être) de la création et de la réussite de l’État d’Israël en tant qu’incarnation du peuple élu de Dieu. C’est exprimé dans mon précédent livre intitulé La Terre. J’ai considéré « la terre sainte » comme l’endroit approprié pour le peuple élu de la Bible, qui anticipe le bonheur existentiel d’Israël pour qui la terre et le peuple vont ensemble.

Bien sûr, beaucoup de choses ont changé depuis lors dans le lien entre l’État d’Israël et le destin du peuple élu de Dieu.

  • L’État d’Israël est devenu une énorme puissance militaire, avec une probable capacité nucléaire. Nul doute que cette insistance sur la puissance militaire ait été en partie causée par l’environnement hostile dans lequel vit l’État d’Israël, y compris les attaques périodiques par les États voisins.
  • L’État d’Israël a intensifié (et continue d’intensifier) son occupation de la Cisjordanie par un développement agressif de nouvelles colonies.
  • L’État d’Israël a fait preuve d’une indifférence massive pour les droits humains des Palestiniens.

Aussi, il me semble que l’État d’Israël, avec sa tendance et sa stratégie actuelles, ne peut pas s’attendre à ce que son identité de « peuple élu de Dieu » constitue un facteur positif en sa faveur. J’estime, en conséquence, que d’importantes initiatives doivent être prises pour garantir les droits humains des Palestiniens. Ce changement de mon attitude se reflète dans la nouvelle édition de mon livre La terre. C’est d’ailleurs un changement qui caractérise la pensée de nombreux critiques qui ont été et continuent d’être pleinement engagés en faveur de la sécurité de l’État d’Israël, comme c’est mon cas.

Cette modification est importante à la fois pour des raisons politiques et pour des questions plus fondamentales d’interprétation. Un changement d’attitude et de politique est important pour aider à résoudre le conflit. Il est assez clair que l’État d’Israël continuera à faire preuve de peu de retenue dans ses actions concernant les Palestiniens tant que la politique américaine lui donnera un « chèque en blanc » et un soutien financier en proportion. Un tel soutien unilatéral et inconditionnel de l’État d’Israël n’est finalement pas dans l’intérêt des parties, car la paix n’adviendra qu’avec la légitimation de la réalité politique des Israéliens et des Palestiniens. Tant que cette question n’est pas réglée, la déstabilisation continuera d’être une menace pour toute la région.

Il ne suffira pas aux lecteurs chrétiens de la Bible de réduire celle-ci à servir de support idéologique à l’État d’Israël, comme si le soutien à Israël était le résultat final du témoignage biblique. Le caractère dynamique de la Bible, avec ses interactions complexes entre le peuple élu et d’autres peuples, est pleinement attesté, et nous faisons bien de voir ce qui se passe dans la Bible elle-même, qui est complexe et ne peut pas être réduite à une défense simpliste de l’élection. La Bible elle-même sait mieux que ça!

J’espère que la communauté chrétienne des États-Unis cessera de faire appel à la Bible comme soutien direct à l’État d’Israël et qu’elle aura le courage de faire face aux réalités politiques sans se laisser intimider par des accusations d’antisémitisme. Mon autre espoir est que les chrétiens américains deviennent des défenseurs plus vigoureux des droits de l’homme et exhortent le gouvernement des États-Unis à abandonner une idéologie unidimensionnelle pour le bien du réalisme politique. Il semble à beaucoup d’entre nous que ce qu’on appelle la solution à deux États soit morte, car Israël dans sa position actuelle ne permettra jamais un État palestinien viable. Il nous faut repenser les droits de l’homme face à la capacité de puissance de l’État d’Israël, couplée avec l’indifférence et le cynisme de ses politiques, qui est d’habitude imperméable à toute préoccupation concernant les droits de l’homme.

Je n’ai absolument pas changé d’avis à propos du statut de peuple élu de Dieu d’Israël, ni sur l’urgence de la sécurité et du bien-être de l’État d’Israël. Certes, l’Occident chrétien a encore beaucoup de comptes à rendre sur ses comportements et ses politiques antisémites au cours de l’histoire. Cependant, rien dans cet héritage ne doit entraîner la cécité ou l’indifférence à l’égard d’une réalité politique et de la manière dont une idéologie non critiquée cause d’énormes dégâts aux perspectives de paix et aux espoirs et possibilités historiques des personnes vulnérables. La tentative de formuler le conflit israélo-palestinien en termes d’antisémitisme est peu convaincante. Il faut plus de courage et d’honnêteté au milieu des réalités de la domination humaine et de la souffrance humaine. Comme l’a a écrit le compositeur d’hymne James Russell Lowell, à propos de la guerre civile américaine, « Les nouvelles circonstances enseignent de nouveaux devoirs ». Le conflit actuel, avec son escalade de violence cynique, est une nouvelle circonstance. De nouveaux devoirs sont désormais nécessaires.

Chapitre 1

LIRE LA BIBLE AU MILIEU DU CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN

Le conflit en cours entre l’État d’Israël et le peuple palestinien est intense et complexe, et il n’offre pas de solution facile ou évidente. Ce chapitre examine comment lire la Bible de façon responsable au milieu de ce conflit et envisager, le cas échéant, quelle orientation nous pouvons recevoir d’elle.

Se référer à la Bible à propos de toute question contemporaine est au mieux difficile et dangereux, et il est peu probable que quelque conclusion qu’on en tire emporte la conviction de toutes les parties en conflit. Des gens de foi peuvent lire la Bible de telle manière que n’importe quel point de vue sur une question d’actualité trouve une confirmation dans la Bible. La présentation des choses, riche et multiforme, que nous offre la Bible, est ce qui rend si tentant de faire appel à elle, mais c’est un exercice difficile et dangereux, parce qu’une grande partie de notre lecture de la Bible s’avère être un écho de ce que nous pensions de toute façon.

Traditions multiples dans une Bible

Les savants biblistes ont identifié un certain nombre de traditions souvent contradictoires dans la Bible hébraïque, ou Ancien Testament. Non seulement de nombres livres bibliques ont été rédigés par différents auteurs, mais beaucoup d’entre eux ont aussi plusieurs auteurs appartenant à plusieurs générations, lesquels ont corrigé les écrits précédents. Une part de la tâche d’une interprétation fiable est de reconnaître la diversité de positions, souvent contradictoires, trouvées dans la même Bible dont nous disons qu’elle est la Parole du Seigneur.

LA QUESTION DE LA TERRE

La controverse entre Palestiniens et Israéliens porte fondamentalement sur la terre, et en second lieu sur la sécurité et les droits de l’homme. Il est fait appel à la Bible dans plusieurs cas, en particulier concernant les territoires disputés. L’appel que fait l’État contemporain d’Israël à la Bible concernant la terre est simple et direct : la terre promise a été donnée initialement et sans condition à Israël et donc à la communauté juive subséquente. C’est une promesse faite à Abraham, réitérée aux générations suivantes dans les récits ancestraux de la Genèse, et par la suite à la génération de l’exode.

C’est une compréhension très différente de la terre qu’offrent la tradition de l’alliance du Deutéronome et les prophètes : selon l’une et l’autre, la terre est détenue sous condition, en fonction de l’obéissance à la Torah. Cette tradition du Deutéronome, ainsi que la tradition prophétique, affirment que la terre peut être perdue. Il est possible de conclure que la terre est donnée sans condition, mais qu’elle est conservée sous condition.

La réalité de l’histoire est que la terre pouvait en effet être perdue, comme la ville de Jérusalem a été détruite au sixième siècle avant notre ère et comme l’État monarchique de Juda sous la dynastie davidique a perdu son identité politique. Dans la tradition subséquente postérieure à la déportation (exil) des dirigeants de Jérusalem, s’est produit un grand et inévitable conflit d’interprétations à propos des raisons pour lesquelles la terre avait été perdue et la manière dont elle pourrait être restituée et restaurée. Il est très probable que la grande tradition de la promesse et de la réception de la terre a reçu sa forme biblique finale au cours de cette période critique. Cette forme finale de la promesse a effectué un long regard en arrière dans l’histoire, mais elle a été fortement influencée par la crise de l’exil et a cherché à donner une légitimité et une garantie qu’adviendrait un temps de restauration. La promesse de la terre telle que nous l’avons [dans la Bible] est dans une large mesure la réalisation des ‘traditionnistes’ du cinquième siècle, une réalisation qui est devenue la conviction inébranlable du judaïsme ultérieur.

Sélection de quelques noms et dates

Le terme Israël en est venu à être utilisé d’une variété de manières au fil du temps. Israël est le nom donné à tous les descendants de Jacob, qui a également été appelé Israël (Genèse 35, 10). Jacob, ou Israël, avait douze fils, les ancêtres des douze tribus d’Israël. L’un de ces fils était Juda. Les choses sont devenues confuses des centaines d’années plus tard, quand, deux générations après le règne du roi David, le royaume d’Israël fut divisé en deux nations. Le royaume du Nord a continué à s’appeler Israël et le royaume du sud a pris le nom de sa plus grande tribu, Juda.

Après la destruction du royaume du nord par l’Assyrie au VIIIe siècle avant notre ère, le nom d’Israël est redevenu disponible pour désigner tous les descendants de Jacob, y compris les Judéens. À ce stade, les noms sont devenus quelque peu interchangeables. Bien que la désignation politique de ce qui restait de la nation soit demeuré Juda (et plus tard, Judée), et bien que les termes Judaïsme, Juif et juif, dérivent de ce nom, Israël a continué à être utilisé en parallèle avec ces appellations.

Trois autres noms sont plus faciles à distinguer. Jérusalem est la ville de Juda dont le roi David a fait sa capitale. Zion est un autre nom de Jérusalem. Canaan désigne la terre physique que les Israélites ont occupée, parce qu’à l’origine, elle était habitée par les Cananéens.

Dates-clés
1000 avant l’ère chrétienne : Règne du roi David

922 avant l’ère chrétienne : Israël se divise en [royaume du] nord (Israël) et [royaume du] sud (Juda, y compris Jérusalem) après la mort de Salomon.

722 avant l’ère chrétienne : Les Assyriens détruisent et annexent le [royaume du] nord.

587 avant l’ère chrétienne : Les Babyloniens détruisent le [royaume du] sud et exilent de nombreux dirigeants.

587-538 avant l’ère chrétienne : L’exil à Babylone (voir glossaire)

539 avant l’ère chrétienne : Les Perses (l’Iran d’aujourd’hui), sous le roi Cyrus, conquièrent Babylone, puis permettent aux exilés de revenir et de reconstruire le temple.

La reformulation de la tradition au Ve siècle et l’évocation du judaïsme comme héritier de l’ancien Israël ont été réalisées sous la direction d’Esdras, le scribe. Esdras est évoqué dans la tradition juive comme venant seulement après Moïse en tant que dirigeant religieux. Esdras parle de la communauté comme étant « la sainte descendance [ou lignée] » (9, 2). Cette expression connote une identité biologique, de sorte que Joseph Blenkinsopp peut la traduire par « race sainte ». Par ailleurs, la gouvernance exercée par Esdras mène à l’expulsion des femmes étrangères que les Juifs avaient épousées à l’époque de la déportation (Esd 9, 1-4; Neh 13, 1-3.23-30). L’exclusion avait pour but de garantir la pureté de la terre et de la société Israélite.


TENSION BIBLIQUE ENTRE EXCLUSION ET ACCUEIL

La dimension biologique de l’identité qui avait inévitablement trait à la pureté et à l’expulsion des étrangers a créé une ambiguïté permanente de l’identité juive, comme l’a fait remarquer Blenkinsopp:

Le facteur d’origine biologique est certainement important et continue de l’être, comme il ressort de la définition juridique de l’identité juive dans l’État d’Israël d’aujourd’hui. Ce que cela signifie est que, contrairement au christianisme, le judaïsme a continué de se penser en termes de peuple. Mais il doit être clair […] que la principale préoccupation a trait à l’identité religieuse de la communauté, une préoccupation qui continue d’être primordiale durant toute la période du Second Temple.

Cette ambiguïté [d’attitude] à propos des étrangers traverse le Judaïsme, comme il le fait dans la foi chrétienne avec une expression quelque peu différente.

Cependant, il ne faut pas négliger l’insistance sur la notion de peuple qui se traduit, dans une dimension du judaïsme, comme la conviction plutôt intraitable de [constituer] « un peuple unique sur une terre unique » à l’exclusion des autres. Ainsi, l’exclusion des femmes étrangères devient comme un résumé ou une métaphore du maintien de la pureté qui a conduit tant à la pureté de la terre qu’à l’exclusion de tous les autres de la terre.

Le judaïsme a également eu et continue d’avoir une autre trajectoire d’interprétation qui fait volontiers place à l’autre. A l’époque postexilique, c’est de cette ouverture-là que témoigne l’histoire de Jonas, dans laquelle Dieu fait preuve de miséricorde envers Ninive en envoyant Jonas à cet ennemi connu de l’ancien Israël ; [même motif] dans le récit de Ruth, dans lequel on explique que David a une mère Moabite (non-juive), et donc en violation de « la descendance sainte » ; et dans Isaïe 56, dont une partie traite de l’accueil des étrangers et des eunuques (deux populations assurées de mettre en péril la pureté), et inclut la promesse de Dieu : « Ma maison sera appelée une maison de prière pour tous les peuples » (v. 7).

Dans l’État d’Israël d’aujourd’hui, avec ses politiques sionistes, l’exclusion de l’autre (de nos jours, les Palestiniens) est un motif dominant. Et alors que l’État d’Israël continue à « négocier » avec les Palestiniens, l’appel sioniste dominant aux promesses [bibliques] de la terre continue à s’en tenir, de manière intransigeante, à la revendication exclusiviste que toute la terre appartient à Israël et que l’autre inacceptable doit être exclus, que ce soit par la loi ou par la coercition violente.

La Bible est ambiguë concernant « l’autre ». Certains livres et passages accueillent l’autre, certains le rejettent. Lorsque cette dialectique est appliquée à la question de la terre, cela donne lieu au problème soit bien de faire place à l’autre dans la terre, soit d’exclure l’autre de cette terre. Les deux parties peuvent en appeler à la Bible et trouver confirmation de leur interprétation.

TENSIONS MODERNES: RIEN DE NEUF

La question de l’autre devient la clé d’interprétation de la manière de lire la Bible [….] Nous devons à juste titre être sceptiques et méfiants à l’égard de toute lecture de la Bible qui exclut l’autre, car elle est susceptible d’être motivée par un intérêt, des craintes et des espoirs personnels qui servent d’autoprotection et se terminent par une autodestruction suicidaire.

 

Le problème de la Bible et de la terre est de savoir s’il faut la lire en accueillant l’autre ou en l’excluant. Accueillir l’autre semble être un rêve romantique dans le monde de la politique réelle, et nul doute que la politique israélienne actuelle trouverait absurde une telle ouverture aux Palestiniens. Mais si accueillir l’autre est considéré comme du romantisme, alors l’exclusion définitive de l’autre est une politique suicidaire, parce que l’autre ne disparaîtra pas et qu’il est tout simplement impossible de l’éloigner ou de le forcer à partir. En conséquence, la question de l’autre devient la clé d’interprétation de la manière de lire la Bible. L’autre peut être perçu, comme dans la perspective sioniste, comme une énorme menace pour la sécurité de l’État et le bien-être de la descendance sainte. Inversement, l’autre peut être perçu comme un voisin avec lequel travailler au shalom [paix].

Exclure ou accueillir, tel est également le dilemme qui agite l’église chrétienne ; l’admission des Gentils dans la première communauté chrétienne juive n’a eu lieu qu’après un conflit et une décision d’une dimension considérable, dont le résultat a été la compréhension que l’Évangile témoigne de ce que Dieu va au-delà des frontières imposées à l’autre. Le même conflit d’interprétations a eu lieu à plusieurs reprises depuis dans le monde actuel de l’interprétation fidèle:

  • Une grande partie de la Bible (dans l’un et l’autre Testaments) autorise l’esclavage. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, l’abolition de l’esclavage a donné lieu à un difficile conflit d’interprétation, et il existe un héritage permanent de racisme.
  • La distribution patriarcale des rôles dans la Bible traite les femmes comme une catégorie secondaire. Ce n’est que récemment que les femmes ont commencé à être acceptées membres égaux d’une communauté accueillante.
  • Jusqu’à récemment, la Bible a été lue comme un texte qui juge que les homosexuels et les lesbiennes constituent une menace pour les autres. Maintenant, ce point de vue a largement laissé place à un accueil.

C’est le même scénario qui se rejoue pour chaque problème et, à chaque fois, c’est une difficile question de vie ou de mort. Dans le Proche-Orient d’aujourd’hui, la question de l’autre est aiguë. La manière dont la Bible est lue importe énormément. Les partisans de la « descendance sainte » peuvent facilement se réclamer de la Bible, mais le travail d’interprétation en cours nous pousse dans une direction différente. Nous savons que la manière dont nous lisons la Bible et le passage de la Bible que nous lisons sont largement déterminés par notre intérêt, nos espoirs et nos craintes élémentaires – c’est-à-dire, dans de nombreux cas : notre peur de l’autre. Sur ce point, Martha Nussbaum a écrit de manière concise et avec éloquence, suite à son étude du conflit entre Hindous et Musulmans en Inde:

L’affrontement entre les partisans de l’homogénéité ethno-religieuse et les promoteurs d’un type pluraliste plus inclusif de la citoyenneté est un affrontement entre deux types de personnes au sein d’une seule société. Dans le même temps, ce choc exprime les tendances présentes, à un certain niveau, chez la plupart des êtres humains: la tendance à chercher à dominer comme une forme d’autodéfense, à l’opposé de la capacité à respecter les autres qui sont différents, et à voir dans la différence la richesse d’une nation plutôt qu’une menace pour sa pureté.

En réponse à l’hypothèse selon laquelle il y a un « choc à venir » entre la culture occidentale et les Musulmans, elle conclut: « Le vrai « choc des civilisations » n’est pas « là-bas », entre des admirables Occidentaux et des fanatiques Musulmans. Il est ici, à l’intérieur de chaque personne, comme nous oscillons avec inquiétude entre une autodéfense agressive et la capacité de vivre dans le monde avec d’autres. »

De toute évidence, ce n’est pas seulement l’exégèse qui détermine la manière dont nous lisons la Bible ; ce sont plutôt nos intérêts, nos espoirs et nos peurs qui déterminent en grande partie notre lecture. Et parce que l’indulgence du Dieu de la Bible s’étend jusqu’à l’autre, il est juste que nous soyons sceptiques et méfiants envers toute lecture de la Bible qui exclut l’autre, car elle est susceptible d’être orientée par un intérêt personnel, des peurs et des espoirs qui servent d’autodéfense et aboutissent à l’autodestruction. La peur palestinienne et israélienne de l’autre, que l’on dit fondée sur la Bible, s’est transposée dans un dispositif militaire qui vise à l’élimination de l’autre. Il est tout à fait illusoire d’imaginer qu’un tel programme soit en harmonie avec le Dieu de la Bible que confessent communément les Juifs et les Chrétiens.

QUELQUES CONCLUSIONS CONCERNANT LA LECTURE DE LA BIBLE

Nous pouvons tirer les conclusions suivantes à propos de la lecture de la Bible.

  1. Dans tous les cas, il est important de reconnaître que la Bible refuse de parler de manière univoque. Elle est en débat avec elle-même, et nous devons éviter des lectures simplistes et réductrices du même acabit.
  2. Toute lecture qui passe directement d’un texte ancien à des problèmes contemporains est à coup sûr suspecte de par son hyper simplification. Une telle lecture ne tient pas compte de l’impact énorme de la distance historique entre le texte et notre contexte actuel.
  3. Cette lecture directe qui ignore la distance historique est plus probablement inspirée par une idéologie, c’est-à-dire, par une conviction profonde qui est insensible à la pensée critique et sur laquelle ni l’argumentation, ni la raison, ni les faits sur le terrain n’ont de prise. Autrement dit, elle ne tient pas compte des complexités du processus d’interprétation. Cette appropriation, unidimensionnelle et non critique, des antiques promesses de la terre par l’État d’Israël est exactement le type de conviction qui est insensible à la pensée critique, à la raison ou à la réalité de terrain. Le travail d’interprétation fidèle et la lecture informée, par contre, consistent à être attentif aux complexités qui relativisent l’absolutisme de ces convictions.

Tout comme le sionisme unidimensionnel est irréaliste dans son simplisme, ainsi beaucoup de la passion chrétienne en soutien de l’idéologie sioniste manque également de réflexion intellectuelle. Cela peut prendre la forme d’un calendrier millénariste plaqué sur le texte biblique. Ou celle du romantisme qui, chez certains libéraux, met sur le même pied l’ancien Israël et l’État actuel d’Israël comme s’il s’agissait de la même entité historique ayant droit à la même déférence. Une interprétation responsable doit être attentive aux perturbations qui font éclater au grand jour nos orientations tenaces et profondes.

  1. La question de la simplification idéologique à l’encontre de la lecture responsable, qui accorde une attention à la distance historique et à la complexité de l’interprétation lorsqu’elle est transposée dans le pouvoir social, devient un combat entre le tribalisme et l’écoute communautaire de l’autre. Le tribalisme, qui s’exprime souvent dans la pratique chrétienne comme un sectarisme, tend à absolutiser ses exigences à l’exclusion de toute autre. Il est caractéristique de la tribu ou de la secte d’imaginer qu’elles ont une formulation et une interprétation définitives. Des lectures absolutistes de la Bible mènent à des actions violentes contre l’adversaire.
  2. L’autre – qu’il s’agisse d’esclaves africains, ou de femmes, ou d’homosexuels et de lesbiennes, ou de Palestiniens – n’est pas une présence interchangeable. C’est, à chaque fois, une présence réelle et durable qui ne disparaîtra pas. Les partisans de la perpétuation du racisme dans notre société aimeraient que les Noirs disparaissent. Les Églises qui résistent à l’accession des femmes à des rôles de direction aimeraient que les femmes disparaissent. Une grande partie de la société a longtemps voulu que les homosexuels et les lesbiennes disparaissent. Les Hindous en Inde souhaitent que les Musulmans disparaissent. Et, bien sûr, les sionistes israéliens veulent que les Palestiniens disparaissent. Réciproquement, de nombreux Arabes veulent qu’Israël disparaisse. Mais ce ne sera pas le cas. C’est impossible ! Et donc il faut laisser la place. Faire de la place à l’autre est une rupture considérable avec toute prétention absolutiste.
  3. Dans son magnifique exposé sur les Dix Commandements, Walter Harrelson a perçu que le Décalogue, le coeur de l’exigence de la Torah dans le Judaïsme, est une articulation fondamentale des exigences indispensables à une société viable:

Le témoignage permanent du peuple juif et de la tradition religieuse juive est d’une grande importance, car la Torah a la fonction des Dix Commandements quand la pratique des lois alimentaires, les observances sabbatiques, et la fidélité juive à la Torah ne se dégradent pas en un système de simples observances ou de simples règlements.
[…] Non, la nécessité centrale est que les gens sachent deux choses fondamentales. La première chose que les gens ont besoin de savoir est qu’ils ne peuvent pas avoir de vraie vie, ni de liberté réelle, ni aucune vraie joie dans la vie, s’ils ne mettent pas de côté les types d’actions qui détruisent cela même à quoi ils aspirent. Les Dix Commandements écartent tout comportement de notre part qui, si l’on s’y engage, rendra impossible l’amour de Dieu et du prochain. La seconde chose est la nécessité de savoir que nous allons vers le jour fixé par Dieu où les gens rendront effectivement nulles ces interdictions, et aimeront Dieu et leur prochain. Nous avons besoin de sentir l’attrait, le pouvoir d’attraction de l’eschatologie biblique.

À la fin de son exposé, Harrelson suggère que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme constitue une extension de la vision et de la créativité du Décalogue. La Déclaration comporte les articles suivants :

  1. Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.
  2. Toute personne a droit à la vie, à la liberté et la sécurité personnelle.
  3. Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi.
  4. Toute personne a droit à une nationalité.
  5. Nul ne peut être arbitrairement privé de ses biens.

Ce sont là toutes les garanties pour le bien-être de l’autre. Le conflit israélo-palestinien ne peut se résoudre que si les droits humains de l’autre sont reconnus et garantis. Ces droits humains sont exigés par la réalité sociopolitique. Ils sont, en outre, le fondement du Judaïsme dont l’idéologie sioniste n’a pas la prérogative. Comme l’évêque Desmond Tutu l’a écrit récemment:

Le bien l’emportera en définitive. L’aspiration du peuple palestinien à la libération de l’humiliation et de la persécution causées par les politiques d’Israël est une cause juste. C’est une cause que le peuple d’Israël devrait soutenir.
Nelson Mandela est resté célèbre pour avoir dit que les Sud-Africains ne se sentiront pas libres tant que les Palestiniens ne le seront pas.
Il aurait pu ajouter que la libération de la Palestine libérera Israël également.

© Walter Brueggemann

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Cette oeuvre (Salut universel et particularisme d'Israël. Le rôle médiateur du Judaïsme Messianique de Menahem R. Macina) n’a aucune restriction de droit d’auteur connue.

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