Sauf erreur, rares sont les biblistes et les théologiens qui se sont mesurés au caractère déconcertant de ces paroles de Jésus, au jardin de Gethsémani, peu avant son arrestation :
Lc 22, 35-38 : Puis il leur dit: « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose » – « De rien », dirent-ils. Et il leur dit: « Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, de même celui qui a une besace, et que celui qui n’en a pas vende son manteau pour acheter un glaive. Car, je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ceci qui est écrit: Il a été mis au nombre des scélérats. Aussi bien, ce qui me concerne touche à sa fin ». « Seigneur, dirent-ils, il y a justement ici deux glaives. » Il leur répondit: « C’est suffisant ».
Gênés, certains interprètes ont coutume de rétorquer que Jésus n’a pas encouragé ce recours à la violence, et invoquent ce passage à l’appui de leur affirmation:
Lc 22, 49-51 : Voyant ce qui allait arriver, ses compagnons lui dirent: « Seigneur, faut-il frapper du glaive? » Et l’un d’eux [1] frappa le serviteur du grand prêtre et lui enleva l’oreille droite. Mais Jésus prit la parole et dit: « Restez-en là. » Et, lui touchant l’oreille, il le guérit.
Mieux, insistent-ils, il a réprouvé cette violence, en disant :
Mt 26, 52 : « Rengaine ton glaive; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. »
Un tel argument ne me paraît pas recevable. En effet, outre qu’en une autre occasion, Jésus n’avait pas hésité à affirmer : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mt 10, 34), le disciple qui a coupé l’oreille d’un serviteur du grand-prêtre n’a fait que se conformer à la directive de Jésus, citée plus haut (Lc 22, 38).
En outre, il faut rappeler la suite du passage de Matthieu, considéré comme réprobateur :
Mt 26, 53 : Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges?
Il se termine par cette question rhétorique qui mérite examen :
Mt 26, 54 : Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi?
Ces deux versets constituent une clé pour élucider l’imbroglio événementiel et herméneutique apparent. Jésus ne laisse pas de doute sur le fait que ce qui se déroule, durant le bref laps de temps qui précède son jugement expéditif et son exécution, constitue l’accomplissement des Écritures. En témoigne ce verset, déjà cité ci-dessus :
Lc 22, 37 : …il faut que s’accomplisse en moi ce qui est écrit: Il a été compté parmi les scélérats. Ainsi, ce qui me concerne touche à sa fin.
C’est d’ailleurs ce qu’Il avait lui-même annoncé peu de temps auparavant :
Lc 18, 31-33 : Prenant avec lui les Douze, il leur dit: « Voici que nous montons à Jérusalem et que s’accomplira tout ce qui a été écrit par les Prophètes pour le Fils de l’homme. Il sera en effet livré aux païens, bafoué, outragé, couvert de crachats; après l’avoir flagellé, ils le tueront et, le troisième jour, il ressuscitera. »
Et le narrateur de préciser :
Lc 18, 34 : Mais eux ne saisirent rien de tout cela; cette parole leur demeurait cachée, et ils ne comprenaient pas ce qu’il disait.
C’est le lieu de rappeler l’arrière-fond scripturaire de cette geste. Malgré sa longueur, il me paraît nécessaire de le citer ici, avant de le commenter.
Isaïe 52, 13 à 15 : Voici que mon serviteur prospérera, il grandira, s’élèvera, sera placé très haut. De même que des multitudes avaient été saisies d’épouvante à sa vue, – car il n’avait plus figure humaine, et son apparence n’était plus celle d’un homme – de même des multitudes de nations seront dans la stupéfaction, devant lui des rois resteront bouche close, pour avoir vu ce qui ne leur avait pas été raconté, pour avoir appris ce qu’ils n’avaient pas entendu dire.
Is 53, 1-12 : Qui a cru ce que nous entendions dire, et le bras du Seigneur, à qui s’est-il révélé ? Comme un surgeon il a grandi devant lui, comme une racine en terre aride; sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits; objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison. Tous, comme des moutons, nous étions errants, chacun suivant son propre chemin, et Le Seigneur a fait retomber sur lui nos fautes à tous. Maltraité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche, comme l’agneau qui se laisse mener à l’abattoir, comme devant les tondeurs une brebis muette, il n’ouvrait pas la bouche. Par contrainte et jugement il a été saisi. Parmi ses contemporains, qui s’est inquiété qu’il ait été retranché de la terre des vivants, qu’il ait été frappé pour le crime de son peuple ? On lui a donné un sépulcre avec les impies et sa tombe est avec le riche, bien qu’il n’ait pas commis de violence et qu’il n’y ait pas eu de tromperie dans sa bouche. Et le Seigneur a voulu le frapper jusqu’à le rendre malade ; s’il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et ce que veut le Seigneur réussira par lui. À la suite de l’épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et sera comblé. Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s’accablant lui-même de leurs fautes. C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels.
Comme l’illustrent les propos de Juda Halévy, rapportés plus haut [2], les rabbins ont vu dans ce Serviteur souffrant, le peuple d’Israël en tant que personnalité corporative [3]. Toute la tradition chrétienne, par contre, y a vu le Messie Jésus.
Je ne passerai pas en revue ici les arguments de l’une et l’autre confession de foi sur ce point. On aura remarqué toutefois que l’expression conditionnelle – s’il offre sa vie en sacrifice expiatoire (Is 53, 10) – n’est pas compatible avec la condition divine que reconnaissent à Jésus le NT (Ph 2, 6) et toute la tradition chrétienne. D’autant que la suite du texte promet au Serviteur, en récompense de l’offrande de sa vie, la prolongation de son existence et une « postérité ». Heureusement, comme en beaucoup de cas similaires, la doctrine chrétienne peut s’appuyer, pour rassurer ses fidèles, sur l’interprétation spirituelle, qui permet de s’accommoder des plus redoutables difficultés herméneutiques de l’Écriture. Tel n’est pas le cas de la tradition juive. A titre indicatif, voici comment un commentaire biblique juif contemporain de référence expose sa compréhension religieuse de ce texte [4].
Et le Seigneur a voulu le frapper jusqu’à le rendre malade […] C’est la réponse de la prophétie à ce que disent les Goyim [nations] ci-dessus, qui reconnaissent qu’Israël souffre « bien qu’il n’ait pas commis de violence », etc. Et la prophétie dit ; c’est la vérité qu’il n’a pas commis de violence, mais les souffrances d’Israël ne sont ni accidentelles, ni inutiles, mais « le Seigneur a voulu frapper » Israël dans un but excellent, comme l’explique la suite du texte : S’il offre sa vie en sacrifice d’expiation (asham) [5] – S’il fait de sa vie un sacrifice d’asham. C’est-à-dire, si Israël comprend que ses souffrances lui sont venues du Seigneur pour le réveiller et purifier son âme, comme un lépreux qui, après être guéri, se purifie par un sacrifice d’asham (cf. Lv 14, 3.14 [= Mc 1, 44 et Lc 5, 14]). Il verra une postérité, il prolongera ses jours – Les Israélites seront féconds et se multiplieront, et leur vie se prolongera. Et cette bénédiction valait pour tout homme et toute femme d’Israël, conformément à la garantie de la Torah : Il n’y aura dans ton pays ni femme qui avorte, ni femme stérile. Je remplirai le nombre de tes jours (Ex 23, 26). Et (elle valait] pour tout Israël, conformément à la garantie de la Torah : afin d’avoir de nombreux jours, vous et vos fils, sur la terre […] aussi longtemps que les cieux demeureront au-dessus de la terre. (Dt 11, 21). Quant aux bénédictions – il verra une postérité, il prolongera ses jours -, elles constituent la réplique aux desseins des Goyim (voir ci-dessus Is 53, 8) [qui disent :] il a été retranché de la terre des vivants, et cette expression désigne l’extermination [karet] et inclut la mise à mort des enfants et l’abrègement des années de vie. Et ce que veut le Seigneur réussira par lui. C’est-à-dire : alors, les actes qu’accomplira Israël seront des actes que Dieu désire, et c’est pourquoi Israël réussira dans ce qu’il fait. Et la phrase – ce que veut le Seigneur réussira par lui – est dite en contrepoint de Et le Seigneur a voulu le frapper jusqu’à le rendre malade : à l’époque de l’exil, le Seigneur a voulu frapper Israël, et à l’époque de la rédemption [6], il a voulu la réussite d’Israël. […] On peut encore comprendre de ce qui est dit [dans ce passage d’Isaïe] qu’Israël réussira à accomplir ce que Le Seigneur attend de lui qu’il fasse, à savoir, être une royauté de prêtres et une nation sainte (Ex 19, 6) et la lumière des nations (Is 49, 6).
Est-ce aller trop loin que de voir une certaine similitude entre le traitement immérité du peuple juif, tel qu’interprété ci-dessus, et celui de son Messie Jésus ?
Il faut croire sans défaillance à la puissance qu’a la Parole de Dieu, transmise par les Traditions juive et chrétienne, d’être, comme dit Irénée à propos de Gn 2, 1, « à la fois un récit de ce qui s’est produit dans le passé, tel qu’il s’est déroulé, et une prophétie de ce qui sera » [7]. Je vois en cela une analogie avec le phénomène que j’ai appelé « intrication prophétique », brièvement évoqué dans ces pages [8].
J’ai également fait remarquer que la suite du passage de Matthieu, considéré comme réprobateur de toute réaction d’autodéfense par les armes (Mt 26, 53), se termine par cette question rhétorique du verset 54 : « Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ? » Elle implique que toute action, même défensive, contraire au dessein de Dieu prophétisé par les Écritures, pourrait, si c’était possible, en empêcher l’accomplissement. Cette constatation est lourde de conséquences en ce qui concerne le rôle de l’Écriture dans le dessein de Dieu. Quand on examine attentivement le Nouveau Testament, tout se passe comme si ce qu’ont annoncé les prophètes devait s’accomplir inéluctablement.
Cette survenue, en quelque sorte inévitable, d’événements connus par la prescience de Dieu, et qui doivent advenir justement parce qu’ils ont été vus d’avance par Dieu, est exprimée, dans le Nouveau Testament, par le verbe grec dein, (falloir, devoir), ou par une construction équivalente, comme dans les occurrences suivantes:
Mt 16, 21 : A dater de ce jour, Jésus commença de montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué et, le troisième jour, ressusciter.
Mt 17, 10 (= Mc 9, 11): Et les disciples lui posèrent cette question: « Que disent donc les scribes, qu’Élie doit venir d’abord ? ».
Mt 24, 6 (= Mc 13, 7) : Vous aurez aussi à entendre parler de guerres et de rumeurs de guerres ; voyez, ne vous alarmez pas: car il faut que cela arrive, mais ce n’est pas encore la fin.
Mt 26, 54 : Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi?
Mc 8, 31 : Et il commença de leur enseigner: « Le Fils de l’homme doit beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, après trois jours, ressusciter […] ».
Mc 13, 10 : Il faut d’abord que l’Évangile soit proclamé à toutes les nations.
Lc 9, 22 : Le Fils de l’homme, dit-il, doit souffrir beaucoup, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, le troisième jour, ressusciter.
Lc 13, 33 : […] aujourd’hui, demain et le jour suivant, je dois poursuivre ma route, car il ne convient pas qu’un prophète périsse hors de Jérusalem.
Lc 17, 25 : il faut d’abord qu’il souffre beaucoup et qu’il soit rejeté par cette génération.
Lc 21, 9 : Lorsque vous entendrez parler de guerres et de désordres, ne vous effrayez pas; car il faut que cela arrive d’abord, mais ce ne sera pas de sitôt la fin.
Lc 22, 37 : Car, je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ceci qui est écrit: Il a été compté parmi les scélérats. Aussi bien, ce qui me concerne touche à sa fin.
Lc 24, 7 : Il faut, disait-il, que le Fils de l’homme soit livré aux mains des pécheurs, qu’il soit crucifié, et qu’il ressuscite le troisième jour.
Lc 24, 26 : Alors il leur dit: « Ô coeurs sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ endure cela pour entrer dans sa gloire ? »
Lc 24, 44 : Puis il leur dit: «Telles sont bien les paroles que je vous ai dites quand j’étais encore avec vous: il faut que s’accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes.»
Jn 3, 14 : Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme […]
Jn 13, 18 : Ce n’est pas de vous tous que je parle ; je connais ceux que j’ai choisis; mais il faut que l’Écriture s’accomplisse: Celui qui mange mon pain a levé contre moi son talon.
Jn 20, 9 : En effet, ils ne savaient pas encore que, d’après l’Écriture, il devait ressusciter d’entre les morts.
Ac 1, 16 : Frères, il fallait que s’accomplît l’Écriture où, par la bouche de David, l’Esprit Saint avait parlé d’avance de Judas, qui s’est fait le guide de ceux qui ont arrêté Jésus.
Ac 3, 21 : […] celui que le ciel doit garder jusqu’aux temps de la réalisation de tout ce que Dieu a dit par la bouche de ses saints prophètes de toujours […]
Ac 17, 3 : Il les leur expliquait, établissant que le Christ devait souffrir et ressusciter des morts […]
Ac 27, 24 : et il m’a dit: Sois sans crainte, Paul. Il faut que tu comparaisses devant César […]
1 Co 11, 19 : Il faut qu’il y ait aussi des scissions parmi vous, pour permettre aux hommes éprouvés de se manifester parmi vous.
1 Co 15, 25 : Car il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait placé tous ses ennemis sous ses pieds.
1 Co 15, 53 : Il faut, en effet, que cet être corruptible revête l’incorruptibilité, que cet être mortel revête l’immortalité.
2 Co 5, 10 : Car il faut que tous nous soyons mis à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun recouvre ce qu’il aura fait pendant qu’il était dans son corps, soit en bien, soit en mal.
1 Jn 2, 19 : Ils sont sortis de chez nous, mais ils n’étaient pas des nôtres. S’ils avaient été des nôtres, ils seraient restés avec nous. Mais il fallait que fût démontré que tous n’étaient pas des nôtres.
Ap 20, 3 : Il le jeta dans l’Abîme, tira sur lui les verrous, apposa des scellés, afin qu’il cessât de fourvoyer les nations jusqu’à l’achèvement des mille années. Après quoi, il doit être relâché pour un peu de temps.
Qu’on n’aille surtout pas croire qu’il s’agit là d’une espèce de prédestination événementielle, et donc de fatalité, au sens que celle-ci revêt dans la tragédie grecque, où des héros, tel Oedipe, ne peuvent échapper à leur destin. La théodicée antique s’est mesurée au redoutable problème de la contradiction entre le déterminisme naturel et le libre arbitre humain auquel Dieu semble faire échec, comme dans le cas d’école de Pharaon, dont l’obstination est attribuée à Dieu sur la foi de l’affirmation mise dans Sa bouche par l’Écriture : « J’endurcirai le cœur de Pharaon » (Ex 4, 21, etc.). Les anciens commentateurs, tant juifs que chrétiens, ont tenté de résoudre l’aporie en dissuadant de comprendre cette phrase à la lettre. L’Écriture, affirment-ils en substance, veut dire que plus Dieu le frappe, plus le Pharaon résiste et s’endurcit, et c’est en ce sens qu’on peut attribuer à Dieu son endurcissement.
Si, à l’évidence, les versets du Nouveau Testament cités ci-dessus n’entrent pas dans cette perspective, il reste que le problème qu’ils soulèvent donne une impression de parenté, en ce qu’ils paraissent accréditer le soupçon que l’homme n’est pas libre, du fait que tout ce qui arrive – y compris la trahison de Judas – est présenté par l’Écriture comme étant inéluctable. Pourtant, comme nous le verrons plus loin, la différence de situations est totale. Dans les cas de figure évoqués, le fait que Dieu ait su d’avance que des actes mauvais seraient commis par un individu ne prédestine pas celui-ci à les commettre. La prescience divine laisse entière la liberté humaine. La tradition juive n’a pas éludé cette difficulté. Selon certains spécialistes, la solution qu’elle a trouvée s’exprime dans l’aphorisme rabbinique suivant : « Tout est prévu, mais la possibilité est laissée [à l’homme d’agir différemment] » [9]. L’Écriture en fournit au moins un exemple, dont le sens est malheureusement passé inaperçu de maints commentateurs chrétiens. Je veux parler de l’épisode suivant, que relate le Premier Livre de Samuel :
1 Samuel 23, 1-13 : On apporta cette nouvelle à David : « Les Philistins assiègent Qéïla et pillent les aires. » David consulta Le Seigneur : « Dois-je partir et battrai-je les Philistins ? » Le Seigneur répondit : « Va, tu battras les Philistins et tu délivreras Qéïla ». Cependant les hommes de David lui dirent : « Ici, en Juda, nous avons déjà à craindre; combien plus si nous allons à Qéïla contre les troupes philistines! » David consulta encore une fois Le Seigneur, et Le Seigneur répondit : « Pars! Descend à Qéïla, car je livre les Philistins entre tes mains. » David alla donc à Qéïla avec ses hommes, il attaqua les Philistins, enleva leurs troupeaux et leur infligea une grande défaite. Ainsi David délivra les habitants de Qéïla. Lorsque Ébyatar, fils d’Ahimélek, se réfugia auprès de David, il descendit à Qéïla, ayant en main l’éphod [10]. Quand on rapporta à Saül que David était entré à Qéïla, il dit : « Dieu l’a livré en mon pouvoir, car il s’est pris au piège en entrant dans une ville à portes et à verrous! » Saül appela tout le peuple aux armes pour descendre à Qéïla et bloquer David et ses hommes. Quand David sut que c’était contre lui que Saül forgeait de mauvais desseins, il dit au prêtre Ébyatar : « Apporte l’éphod. » David dit : « Le Seigneur, Dieu d’Israël, ton serviteur a entendu dire que Saül se préparait à venir à Qéïla pour détruire la ville à cause de moi. Saül descendra-t-il, comme ton serviteur l’a appris ? Seigneur, Dieu d’Israël, veuille informer ton serviteur! » Le Seigneur répondit : « Il descendra. » David demanda : « Les notables de Qéïla me livreront-ils, moi et mes hommes, entre les mains de Saül ? » Le Seigneur répondit : « Ils vous livreront » Alors David partit avec ses hommes, au nombre d’environ six cents, ils sortirent de Qéïla et errèrent à l’aventure. On rapporta à Saül que David s’était échappé de Qéïla et il abandonna l’expédition.
La réponse de l’oracle est sans ambiguïté : elle affirme que le roi Saül, désormais rejeté de la royauté (1 S 16, 1 ; 28, 16), viendra attaquer David dans la ville même que celui-ci vient de sauver des Philistins. Plus précisément encore, elle confirme le bien-fondé de la crainte exprimée par David que les habitants le livrent à Saül. Mais l’épisode recèle un autre enseignement, de portée beaucoup plus vaste.
Dans l’ancien Israël, la divination, quel qu’en soit le mode, constituait, à côté du ministère des prophètes, un moyen religieusement légitime de consulter Dieu, tant pour connaître l’avenir que pour prendre une décision concernant le peuple d’Israël [11]. L’oracle rendu, pouvait être obscur, voire décevant [12], il n’empêche qu’il était considéré comme infaillible en ce qu’il révélait ce qui allait advenir, ou ce qu’il fallait faire pour obéir à Dieu dans une circonstance donnée. Dès lors, la fuite de David hors de Keïla semble mettre en échec l’oracle divin, puisque celui-ci prédisait que les habitants livreraient David à Saül qui en voulait à sa vie. Ce qui, selon moi, prouve que les oracles du Dieu d’Israël n’avaient rien à voir avec le destin, tel que le paganisme le concevait, à savoir, comme un décret des dieux qui va toujours à son terme, quoi que l’homme fasse pour le contrecarrer, comme dans le cas d’Oedipe [13]. Selon le paganisme, l’homme ne peut échapper à son destin, alors que, selon le judaïsme, il suffit à l’homme d’agir librement pour que soit mise en échec la mécanique de la fatalité [14].
Saint Paul, pour sa part, tranche la question par un argument d’autorité, selon lequel Dieu n’a pas de comptes à rendre à l’homme:
Rm 9, 17-20: Car l’Écriture dit au Pharaon: « Je t’ai suscité à dessein pour montrer en toi ma puissance et pour qu’on célèbre mon nom par toute la terre ». Ainsi donc il fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut. Tu vas donc me dire : « Qu’a-t-il encore à blâmer ? Qui résiste en effet à sa volonté ? » Ô homme ! Qui es-tu pour disputer avec Dieu ? L’œuvre va-t-elle dire à celui qui l’a modelée: « Pourquoi m’as-tu faite ainsi? » […].
Il ne faudrait pas déduire de cette déclaration péremptoire de l’Apôtre qu’elle ferme la porte à tout effort de compréhension de la portée prophétique de l’Écriture, et à toute tentative de discerner les signes de son accomplissement. En effet, le même Paul affirme aussi :
Rm 15, 4: […] ce qui a été écrit par avance l’a été pour notre enseignement, afin que par la persévérance et par la consolation [que procurent] les Écritures, nous ayons l’espérance.
On ne peut mieux résumer l’encouragement que procure la lecture des Écritures au fidèle qu’elles instruisent des promesses et des oracles prophétiques, dont elles garantissent l’accomplissement, suscitant sa persévérance et illuminant sa foi de consolation et d’espérance.
Par ailleurs, l’Apôtre poursuit :
Rm 15, 8-12: Je l’affirme en effet, le Christ s’est fait ministre [ou « s’est mis au service »] des circoncis à l’honneur de la véracité divine, pour accomplir les promesses faites aux patriarches, et les nations glorifient Dieu pour sa miséricorde, selon le mot de l’Écriture: C’est pourquoi je te louerai parmi les nations et je chanterai à la gloire de ton nom ; et cet autre : Nations, exultez avec son peuple ; ou encore : Toutes les nations, louez le Seigneur, et que tous les peuples le célèbrent. Et Isaïe dit à son tour : Il paraîtra, le rejeton de Jessé, celui qui se dresse pour commander aux nations. En lui les nations mettront leur espérance.
Ce développement est précieux pour une perception judéo-chrétienne de la Révélation. En effet, non seulement il exprime le but ultime du dessein de Dieu, révélé dans les Écritures – qui est de fondre dans l’unité « les deux familles » de son peuple : les juifs et les chrétiens –, mais il en récapitule les étapes et les modalités. Dans cet exposé, saturé de références bibliques, les deux peuples sont mis comme en miroir l’un par rapport à l’autre, mais leur spécificité est nettement exprimée. S’agissant des juifs (les « circoncis »), Paul déclare tout net que le Christ s’est mis à leur service par fidélité à l’engagement pris par Dieu envers leurs ancêtres (les « patriarches »). Quant aux nations, elles bénéficient de Sa miséricorde. La hiérarchie de cette geste divine, si subtile qu’en soit l’expression, est perceptible. Elle concerne d’abord les Juifs [15], et si, chez Paul, les nations leur sont, à l’évidence, inextricablement liées, c’est en la personne du Messie (« le rejeton de Jessé »), qui les régira « avec une verge de fer » [16] et sera leur seule espérance.
Ceci étant dit, je ne prétends pas avoir éclairci le mystère que recèlent ces textes, comme d’ailleurs tous ceux qui traitent des Juifs et des nations, qui, selon l’Apôtre, sont objets du même jugement et de la même miséricorde de Dieu. J’ai seulement voulu mettre en garde les chrétiens contre une sous-estimation routinière de la portée eschatologique des Écritures qui les maintient jusqu’à ce jour dans l’ignorance du dessein de Dieu sur le peuple juif et, par contrecoup, sur la Chrétienté. Leur incompréhension de cette histoire, tragique mais sainte, est du même ordre que celle dont ont fait preuve les Apôtres eux-mêmes des nombreux passages de l’Écriture qu’ils avaient maintes fois lus sans comprendre qu’ils s’appliquaient à Jésus, comme en témoigne l’évangile de Luc:
Lc 24, 25-27: Alors il leur dit : « Ô cœurs sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? » Et, commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait.
Au risque d’être considéré comme un illuminé, j’ose la transposition suivante de ce texte à l’intention des Chrétiens : « Ô cœurs sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! Ne fallait-il pas que LE PEUPLE JUIF endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? »
Et il n’aura certainement pas échappé à celles et ceux qui ont lu tout ou partie de ce que j’ai écrit sur ce thème depuis des décennies, que je ne cesse d’ « interpréter dans toutes les Écritures CE QUI CONCERNE » CE PEUPLE.
Je termine ce deuxième chapitre par une autre transposition, plus audacieuse encore, de ce que dit Jésus dans ce passage de l’évangile:
Lc 24, 44: […] il faut que s’accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes […],
que je propose de lire ainsi, espérant « avoir, moi aussi, l’Esprit de Dieu (cf. 1 Co 7, 40) : « il faut que s’accomplisse tout ce qui est écrit DES JUIFS dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes ».
Irez-vous, me dira-t-on sans doute, jusqu’à transposer aux juifs ce que dit, de Jésus, cet autre verset de Luc ?
Lc 24, 46: Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et ressusciterait d’entre les morts le troisième jour […]
Ma réponse est que ce ne sera pas nécessaire, car cet oracle d’Osée – aussi mystérieux que fulgurant – l’a fait, lui, mystérieusement :
Os 6, 1-2: Venez, retournons au Seigneur. Il a déchiré, mais il nous guérira ; il a frappé, mais il soignera nos plaies ; après deux jours il nous fera revivre, LE TROISIÈME JOUR il nous relèvera et nous vivrons devant lui.
Au moins, pensera-t-on sans doute, ce verset du chapitre de Luc, cité ci-dessous, est-il irréductible à une transposition au peuple juif :
Lc 24, 47: …et qu’en son nom le repentir en vue de la rémission des péchés serait proclamé à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.
Sans aucun doute. Mais il faut avoir à l’esprit que l’« intrication prophétique » des Écritures, dont je parle, ne postule pas que tous les termes d’un même texte concernant à la fois le peuple juif et le Christ, s’appliquent littéralement à l’un et à l’autre. L’exemple-type est la présence, dans le Psaume 69, au beau milieu de plusieurs phrases prophétisant les souffrances du Messie, de celle du v. 6 (en rouge ci-dessous), qui, à l’évidence ne le concerne pas :
Psaume 69, 2-14 : Sauve-moi, ô Dieu, car les eaux me sont entrées jusqu’à l’âme. J’enfonce dans la bourbe du gouffre, et rien qui tienne; je suis entré dans l’abîme des eaux et le flot me submerge. Je m’épuise à crier, ma gorge brûle, mes yeux sont consumés d’attendre mon Dieu. Plus nombreux que les cheveux de la tête, ceux qui me haïssent sans cause ; ils sont puissants ceux qui me détruisent, ceux qui m’en veulent à tort. Ce que je n’ai pas pris, devrai-je le rendre? Ô Dieu, tu sais ma folie, mes offenses sont à nu devant toi. Qu’ils ne rougissent pas de moi, ceux qui t’espèrent, Seigneur Sabaot! Qu’ils n’aient pas honte de moi, ceux qui te cherchent, Dieu d’Israël! C’est pour toi que je souffre l’insulte, que la honte me couvre le visage, que je suis un étranger pour mes frères, un inconnu pour les fils de ma mère; car le zèle de ta maison me dévore, l’insulte de tes insulteurs tombe sur moi. Que j’afflige mon âme par le jeûne et l’on m’en fait un sujet d’insulte; que je prenne un sac pour vêtement et pour eux je deviens une fable, le conte des gens assis à la porte et la chanson des buveurs de boissons fortes. Et moi, t’adressant ma prière, Seigneur, au temps favorable, en ton grand amour, Dieu, réponds-moi en la vérité de ton salut.
Autre remarque : l’évangile relate que les Sadducéens, qui ne croyaient pas à la résurrection des morts, avaient forgé, pour en démontrer l’impossibilité, l’apologue de la femme aux sept maris (Mt 22, 23-28). Jésus leur avait répliqué :
Mt 22, 29: Vous faites erreur, faute de connaître les Écritures et la puissance de Dieu.
Les chrétiens qui ne croient pas à l’intrication du dessein de Dieu sur son peuple et sur le Christ sont, mutatis mutandis, enfermés dans la même ignorance invincible. Plaise à Dieu que ce Christ, auquel ils croient avec juste raison, fasse pour eux ce qu’il fit pour ses Apôtres :
Lc 24, 45: Alors il leur ouvrit l’esprit pour qu’ils comprissent les Écritures […].
Le point commun des citations ci-dessus est la focalisation hostile des nations sur la terre d’Israël et sa capitale Jérusalem. Dès lors, se pose la question : faut-il voir, dans les circonstances actuelles, et plus précisément dans le contentieux inexpiable entre Ies descendants de Jacob-Israël (les Israéliens, et plus généralement les Juifs) et ceux d’Ismaël (les Musulmans, et plus généralement, les Arabes), à propos d’Israël et de Jérusalem (conflit dans lequel ces derniers ont la faveur des nations, tandis que les Israéliens sont diabolisés en permanence), un signe et un avertissement de ce que nous approchons des temps et des événements, à l’occasion desquels l’humanité se démarquera et prendra position pour ou contre le « signe de contradiction » que constitueront alors les Juifs, comme ce fut le cas de Jésus (cf. Lc 2, 34) ? Ces deux passages du Nouveau Testament semblent l’annoncer, aussi analogiquement que mystérieusement :
Lc 2, 35 : […] celui-ci [Jésus] constitue un motif de chute et de relèvement de beaucoup en Israël et un signe de contradiction […] en sorte que se révèlent les pensées de bien des cœurs.
1 Co, 4, 5 : Laissez venir le Seigneur; c’est lui qui éclairera les secrets des ténèbres et rendra manifestes les desseins des cœurs.
J’ai toujours été frappé par la consécution, en Lc 2, 35, entre la contradiction qu’a suscitée Jésus et la révélation des pensées des coeurs de beaucoup. Tout se passe comme si Dieu avait prévu de toute éternité que lorsqu’Il aurait rendu à Israël le Royaume qui lui est destiné (cf. Ac 1, 6), l’événement se heurterait – comme ce fut le cas pour Jésus quand les chefs religieux refusèrent de voir en Lui le roi d’Israël qu’ils attendaient – à une révolte des nations et de très nombreux chrétiens parmi elles, face à cet accomplissement du Dessein de Dieu, qu’ils n’avaient pas prévu, comme il est écrit :
Ps 2, 2, 4-9: Les rois de la terre s’insurgent, des princes conspirent contre Le Seigneur et contre son Oint […]. Celui qui siège dans les cieux s’en moque, Le Seigneur les tourne en dérision. Puis, dans sa colère, il leur parle, dans sa fureur, il les épouvante : c’est moi qui ai sacré mon roi, sur Sion, ma montagne sainte. J’énoncerai le décret du Seigneur : il m’a dit : Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. Demande et je te donne les nations pour héritage, pour domaine, les extrémités de la terre ; tu les briseras avec un sceptre de fer, comme vases de potier, tu les fracasseras…
Nombreux sont les passages de l’Écriture qui résonnent des cris de détresse d’Israël en butte à la haine des nations, tel celui-ci, entre des dizaines d’autres :
Ps 83, 2-5 : Ô Dieu, ne reste pas muet, plus de repos, plus de silence, ô Dieu ! Voici que tes adversaires grondent, tes ennemis lèvent la tête. Contre ton peuple ils trament un complot, ils conspirent contre tes protégés, et ils disent: « Venez, retranchons-les des nations, qu’on n’ait plus souvenir du nom d’Israël ! ».
Les chrétiens qui lisent assidument l’Écriture y sont tellement habitués, qu’ils ont, pour la plupart, intégré l’idée-force de la souffrance d’Israël aux prises avec des nations plus puissantes que lui, et qui finira par succomber, jusqu’à ce que Dieu intervienne, en définitive, pour le sauver. Pourtant, d’autres oracles prophétiques présentent ce peuple sous un aspect si différent et insolite, qu’il est comme « gommé » mentalement par le lecteur chrétien, tant l’Israël guerrier et souvent victorieux qui y apparaît contredit le rôle du ‘Juif-victime’, qui semble lui être congénital. Les oracles cités ici en constituent des exemples parmi d’autres. Malgré leur obscurité, ils devraient sensibiliser les chrétiens à une dimension dont on parle très peu dans la catéchèse et les homélies : celle de l’affrontement final eschatologique entre Dieu et une humanité révoltée, événement qui rappelle au moins deux situations dont nous savons peu de choses : le déluge et la destruction de Sodome et de Gomorrhe. Pourtant, il y a une différence de taille entre ces événements de jadis et ceux de la fin, et c’est la suivante : les contemporains de ces affrontements eschatologiques devront se déterminer, choisir leur camp, en quelque sorte. Témoins ces affirmations de l’apôtre Paul :
2 Th 2, 9-12 : […] la venue de l’Impie, sera marquée, par l’influence de Satan, de toute espèce d’œuvres de puissance, de signes et de prodiges mensongers, comme de toutes les tromperies du mal, à l’adresse de ceux qui sont voués à la perdition pour n’avoir pas accueilli l’amour de la vérité qui leur aurait valu d’être sauvés. Voilà pourquoi Dieu leur envoie une influence qui les égare, qui les pousse à croire le mensonge, en sorte que soient jugés ceux qui ne croient pas à la vérité mais se complaisent dans l’iniquité.
Au témoignage des Écritures, illustré par les extraits cités, à l’approche du temps de la fin, le peuple de Dieu (je ne dis pas le peuple juif seul) sera en butte au déchaînement du mal, à propos duquel le même Paul précise :
2 Th 2, 3-4 : Auparavant doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme impie, l’Être perdu, l’Adversaire, celui qui s’élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu.
Si obscure que soit cette prophétie, il est indéniable qu’elle concerne l’affrontement ultime entre les forces du Bien et celles du Mal. La dimension diabolique de cette révolte est démarquée par la démesure de « l’Adversaire », qui se donne pour Dieu. Tel est bien, en effet, l’aspiration de Satan, comme en témoigne la folle proposition qu’il fait à Jésus :
Mt 4, 8-9 : …le diable le prend avec lui sur une très haute montagne, lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire et lui dit: « Tout cela, je te le donnerai, si, te prosternant, tu m’adores ».
Pour percevoir l’extension eschatologique de ce verset, il faut lire le chapitre 13 de l’Apocalypse, dont voici quelques extraits :
Ap 13, 1-8 ; 11-17 : Alors je vis surgir de la mer une Bête ayant sept têtes et dix cornes, sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des titres blasphématoires. La Bête que je vis ressemblait à une panthère, avec les pattes comme celles d’un ours et la gueule comme une gueule de lion ; et le Dragon lui transmit sa puissance et son trône et un pouvoir immense. L’une de ses têtes paraissait blessée à mort, mais sa plaie mortelle fut guérie ; alors, émerveillée, la terre entière suivit la Bête. On se prosterna devant le Dragon, parce qu’il avait remis le pouvoir à la Bête ; et l’on se prosterna devant la Bête en disant : « Qui égale la Bête, et qui peut lutter contre elle ? » On lui donna de proférer des paroles d’orgueil et de blasphème ; on lui donna pouvoir d’agir durant quarante-deux mois ; alors, elle se mit à proférer des blasphèmes contre Dieu, à blasphémer son nom et sa demeure, ceux qui demeurent au ciel. On lui donna de mener campagne contre les saints et de les vaincre ; on lui donna pouvoir sur toute race, peuple, langue ou nation. Et ils l’adoreront, tous les habitants de la terre, dont le nom ne se trouve pas écrit, dès l’origine du monde, dans le livre de vie de l’Agneau égorgé. […] Je vis ensuite surgir de la terre une autre Bête ; elle avait deux cornes comme un agneau, mais parlait comme un dragon. Au service de la première Bête, elle en établit partout le pouvoir, amenant la terre et ses habitants à adorer cette première Bête dont la plaie mortelle fut guérie. Elle accomplit des prodiges étonnants : jusqu’à faire descendre, aux yeux de tous, le feu du ciel sur la terre ; et, par les prodiges qu’il lui a été donné d’accomplir au service de la Bête, elle fourvoie les habitants de la terre, leur disant de dresser une image en l’honneur de cette Bête qui, frappée du glaive, a repris vie. On lui donna même d’animer l’image de la Bête pour la faire parler, et de faire en sorte que fussent mis à mort tous ceux qui n’adoreraient pas l’image de la Bête. Par ses manœuvres, tous, petits et grands, riches ou pauvres, libres et esclaves, se feront marquer sur la main droite ou sur le front, et nul ne pourra rien acheter ni vendre s’il n’est marqué au nom de la Bête ou au chiffre de son nom.
Ainsi s’éclairent d’un jour inattendu les innombrables versets bibliques violents, voire cruels, qui choquent tant les belles âmes chrétiennes parce qu’ils abondent en descriptions de combats féroces et implacables (cf., entre autres et surtout, Is 34) impliquant Dieu lui-même, mais aussi Israël qui lutte pour son Seigneur tout en étant soutenu par lui, comme l’illustrent les passages cités plus loin.
De même prend sens le contexte de la mystérieuse injonction de Jésus à ses apôtres (évoquée plus haut) d’avoir à s’armer pour le défendre, quitte à ce qu’Il guérisse ensuite celui qui a été blessé au cours de l’échauffourée.
Et s’éclaire aussi ce passage de l’Évangile de Matthieu, déjà évoqué, lui aussi :
Mt 10, 34 : N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive…
Et enfin, les oracles suivants révèlent la portée apocatastatique [17] des innombrables passages guerriers de l’Écriture, qui ne choquent que ceux qui ont fait de la Parole de Dieu la matière première de leur argumentaire rationnel, apologétique et religieusement correct :
Jl 4, 9-17 : Publiez ceci parmi les nations : Préparez la guerre ! Appelez les braves ! Qu’ils s’avancent, qu’ils montent, tous les hommes de guerre ! De vos socs, forgez des épées, de vos serpes, des lances, que l’infirme dise : « Je suis un brave ! » Hâtez-vous et venez, toutes les nations d’alentour, et rassemblez-vous là ! Éternel, fais descendre tes braves. Que les nations s’ébranlent et qu’elles montent à la Vallée de Josaphat ! Car là je siégerai pour juger toutes les nations à la ronde. Lancez la faucille : la moisson est mûre ; venez, foulez : le pressoir est comble ; les cuves débordent, tant leur méchanceté est grande ! Foules sur foules dans la Vallée de la Décision ! Car il est proche le jour du Seigneur dans la Vallée de la Décision ! Le soleil et la lune s’assombrissent, les étoiles perdent leur éclat. Le Seigneur rugit de Sion, de Jérusalem il fait entendre sa voix ; les cieux et la terre tremblent ! Mais Le Seigneur sera pour son peuple un refuge, une forteresse pour les enfants d’Israël ! Vous saurez alors que je suis Le Seigneur, votre Dieu, qui habite à Sion, ma montagne sainte ! Jérusalem sera un lieu saint, les étrangers n’y passeront plus !
Ps 105, 6-15 : Lignée d’Abraham son serviteur, enfants de Jacob son élu, c’est lui Le Seigneur notre Dieu, sur toute la terre ses jugements. Il se rappelle à jamais son alliance, parole promulguée pour mille générations, pacte conclu avec Abraham, serment qu’il fit à Isaac. Il l’érigea en loi pour Jacob, pour Israël en alliance à jamais, disant : « Je te donne une terre, Canaan, votre part d’héritage. » Tant qu’on put les compter, peu nombreux, étrangers au pays, tant qu’ils allaient de nation en nation, d’un royaume à un peuple différent, il ne laissa personne les opprimer, à cause d’eux il châtia des rois « Ne touchez pas à qui m’est consacré; à mes prophètes ne faites pas de mal ! ».
Pr 1, 10-16 : Mon fils, si des pécheurs veulent te séduire, n’y va pas ! S’ils disent : « Viens avec nous, embusquons-nous pour répandre le sang, sans raison, prenons l’affût contre l’innocent ; comme le shéol, avalons-les tout vifs, tout entiers, tels ceux qui descendent dans la fosse ! Nous trouverons mainte chose précieuse, nous emplirons de butin nos maisons ; avec nous tu tireras ta part au sort, nous ferons tous bourse commune ! » Mon fils, ne les suis pas dans leur voie, éloigne tes pas de leur sentier, car leurs pieds courent au mal ils ont hâte de répandre le sang…
Abdias 12-15 : Ne te délecte pas à la vue de ton frère au jour de son malheur ! Ne fais pas des enfants de Juda le sujet de ta joie au jour de leur ruine ! Ne tiens pas des propos insolents au jour de l’angoisse ! Ne franchis pas la porte de mon peuple au jour de sa détresse! Ne te délecte pas, toi aussi, de la vue de ses maux au jour de sa détresse ! Ne porte pas la main sur ses richesses au jour de sa détresse ! Ne te poste pas aux carrefours pour exterminer ses fuyards ! Ne livre point ses survivants au jour de l’angoisse ! Car il est proche, le jour du Seigneur, contre toutes les nations ! Comme tu as fait, il te sera fait : tes actes te retomberont sur la tête !
Ps 83, 2-5 : Ô Dieu, ne reste pas muet, plus de repos, plus de silence, ô Dieu ! Voici que tes adversaires grondent, que tes ennemis lèvent la tête. Contre ton peuple ils trament un complot, ils conspirent contre tes protégés, et ils disent: « Allez, retranchons-les des nations, qu’on n’ait plus souvenir du nom d’Israël! ».
Mi 4, 11-13 : Maintenant, des nations nombreuses se sont assemblées contre toi. Elles disent: « Qu’on la profane et que nos yeux se repaissent de Sion! » C’est qu’elles ne connaissent pas les pensées du Seigneur et qu’elles n’ont pas compris son dessein: il les a rassemblées comme les gerbes sur l’aire. Debout! Broie-les [comme le grain], fille de Sion! Car je rendrai tes cornes de fer, de bronze tes sabots, et tu broieras des peuples nombreux. Tu voueras au Seigneur leurs rapines, et leurs richesses au Seigneur de toute la terre.
Za 2, 12 : Car ainsi parle Le Seigneur Sabaot, après que la Gloire m’eut envoyé, aux nations qui vous spolient: « Qui vous touche, m’atteint à la prunelle de l’œil ».
- D’après Jn 18, 10-11, il s’agit de Pierre. ↵
- Voir plus haut, p. 11-12, et note 26. ↵
- Voir plus haut, note 24. ↵
- Daat Hamiqra (en hébreu]) Mosad haRav Kook, Jerusalem, Sefer Yeshayahou, vol. 2, 1984, sur Is 53, 10. ↵
- Asham, dans le culte israélite ancien désignait un sacrifice d’expiation, même si un autre nommé sacrifice hatat, avait la même fonction. Sur cette question difficile et embrouillée, voir R. De Vaux, Les Institutions de l’Ancien Testament, T. II, Cerf, Paris 1967, p. 298-299. ↵
- Littéralement gueùlah, c’est-à-dire rachat. Dans l’ancien Israël, cette gueùlah était accomplie par le plus proche parent (Goel) de l’Israélite tombé dans le besoin. Cf. le cas mémorable de Boaz, descendant de David, qui épouse Ruth, la jeune veuve moabite, bru de Naomi la juive, afin d’empêcher l’aliénation du bien de famille de Naomi. ↵
- Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, Livre V, 28, 3, vol. 2, Sources Chrétiennes 153, Cerf, Paris, 1969, p. 359. ↵
- Voir, plus haut, note 29. ↵
- En hébreu, « hakol tsafoui we-hareshout netounah » (Mishna Avot, 3, 15). Les opinions sur la traduction, le sens et la portée de cet aphorisme divergent ; voir la discussion dans E. E. Urbach, Les Sages d’Israël, conceptions et croyances des maîtres du Talmud, (original hébreu 1969), traduction française M.-J. Jolivet, Cerf - Verdier, Paris, 1996, ch. XI, « De la Providence », p. 268 s. On voudra bien excuser la longueur voire l’arbitraire de mon incise. Contrairement aux traductions habituelles, j’ai choisi de rendre « reshut » par « possibilité » (« latitude » pourrait convenir également), plutôt que par «liberté», car j’estime que cette traduction est plus proche du sens du terme hébraïque. Exemple, en hébreu moderne: « attah rashaï ne veut pas dire « tu es libre de », mais « il t’est loisible de », en anglais, on dirait « it’s up to you ». ↵
- L’ephod était « un vêtement sacerdotal anciennement utilisé par les Israélites et lié de près aux pratiques oraculaires », d’après Wikipédia. ↵
- Voir, entre autres, Christoph Batsch, « Divination, décision politique et légitimité sacerdotale en Israël ancien : deux oracles de Judas Maccabée (1 M 3, 48 et 2 M 15, 11-16) ». ↵
- Comme en Jg 20, 23-25, par exemple. ↵
- Pour mémoire. Selon la tragédie de Sophocle « Œdipe-roi », un oracle avait averti Œdipe qu’il commettrait un double crime : il tuerait son père et épouserait sa mère dont il aurait des enfants. Fuyant cet avenir funeste, il quitte Corinthe et se rend à Thèbes, dont il devient roi. Malheureusement pour lui une épidémie de peste fait des ravages et l’oracle révèle qu’il faut trouver le coupable d’un meurtre resté impuni, le meurtre du précédent roi Laïos. Œdipe, en tant que sauveur et roi de la ville fondée par Cadmos entreprend de découvrir le coupable. Mais il est le jouet d’une malédiction. Son histoire prend place dans la généalogie des Labdacides. L’un des descendants de Labdacos, Laïos a été maudit, lui et sa descendance. Œdipe n’est donc pas né qu’il est déjà maudit. La pièce montre comment Œdipe découvrira, comprendra, et affrontera son destin. (D’après le site littéraire Ralentir travaux, Œdipe roi de Sophocle). ↵
- Cf. l’aphorisme rabbinique évoqué plus haut, note 64 : « Tout est prévu, mais la possibilité est laissée [à l’homme d’agir différemment] ». ↵
- Cf. « le juif d’abord » (Rm 1, 16 ; 2, 9.10). ↵
- Étonnamment, l’Apocalypse révèle que cette arme n’est pas l’exclusivité du Christ, comme pourraient le laisser croire les passages scripturaires suivants : Ps 2, 9 ; Ap 12, 5 ; 19, 15. En effet, on lit aussi, en Ap 2, 26-27 : « Le vainqueur, celui qui restera fidèle à mon service jusqu'à la fin, je lui donnerai pouvoir sur les nations: c'est avec un sceptre de fer qu'il les mènera comme on fracasse des vases d'argile! » ↵
- Sur cet adjectif appartenant au vocabulaire de l’apocatastase, voir, plus haut, note 53. ↵