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Philippe Etchecopar

simone Weil

Dans une lettre à la mère de Simone Weil, Albert Camus qualifiait celle-ci « du seul grand esprit de notre temps ». Il rendait ainsi justice à l’œuvre de Simone Weil souvent éclipsée par son image de « Sainte ». Cette image, Simone Weil la doit d’abord à sa vie entièrement dédiée à la cause de tous les déracinés, de tous les exploités de son époque et dont elle a voulu partager les épreuves. Elle la doit aussi à une vie spirituelle intense axée sur la recherche de la Vérité et de la Beauté. Et ils étaient nombreux ces déracinés au début du XX siècle : les ouvriers écrasés entre le travail à la chaîne de l’industrialisation et le chômage de la grande crise, les paysans chairs à canon de la Grande Guerre, les peuples colonisés et ceux broyés par les régimes fascistes et communistes au nom d’un avenir radieux. Cette misère de ces « esclaves », Simone Weil a voulu la partager dans sa vie, jour après jour, elle a voulu la subir dans sa chair et a choisi d’en mourir à 35 ans. « Aimer, c’est agir » disait Victor Hugo la veille de sa mort. Cela aurait pu être la devise de Simone Weil.

Son engagement fut intense, sans aucune concession, en révolte permanente contre tous les pouvoirs. À une époque où Valéry constatait  « nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles », Simone Weil a combattu tous les totalitarismes alors que la plupart choisissait son camp et se soumettait à la ligne du parti, fasciste, bourgeois ou communiste. Cet engagement reposait sur une vie spirituelle discrète mais intense, mystique même qui a laissé dans l’ombre une œuvre philosophique et politique majeure mais incomplète à laquelle Camus a ainsi rendu hommage dans sa présentation de L’enracinement, l’ultime ouvrage de Simone Weil : « Il me paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies ».

Chez les Weil

Simone Weil est née en 1909 dans une famille fortunée de bourgeoisie intellectuelle juive, mais agnostique. Famille cultivée aussi; les enfants n’ont jamais eu de jouets, seulement des livres. À table, on parlait en allemand ou en anglais d’art et de littérature, jamais de sport ni de météo! Elle eut, toute sa vie, une relation très forte avec ses parents et particulièrement avec son frère André. Ainsi, pour faire une surprise à leur père, André, huit ans, apprit à lire à sa sœur qui en avait cinq ! Dans ce milieu, rien ne la prédisposait à la vie qu’elle a menée.

Simone Weil développa très tôt un sentiment de solidarité avec ceux qui souffraient : à six ans elle refusa de manger du sucre lorsqu’elle apprit que dans les tranchées les soldats en étaient privés ! Cette volonté de s’imposer les souffrances des «opprimés» fut un des traits de sa vie. Un autre de ses traits fut un permanent sentiment de révolte contre toutes les oppressions, d’où qu’elles viennent et elle ne reculait pas devant la provocation. Jeune, elle allait vendre l’Humanité, journal socialiste, sur le parvis du Sacré Coeur! Elle dira plus tard « à dix ans j’étais bolchévique ! », c’était l’époque de la guerre civile en Russie. La même année, en 1919, alors que sa mère la cherchait dans Paris, elle la retrouva dans un défilé de grévistes chantant L’Internationale ! Elle avait dix ans. Quatre ans plus tard, passant ses vacances en famille dans un hôtel, elle tenta de convaincre les employés de se syndiquer !

Ses capacités intellectuelles apparurent également très tôt, ainsi que chez son frère, André, qui devint un des grands mathématiciens du siècle. À sept ans, il se passionna pour la géométrie euclidienne puis les deux s’enthousiasmèrent pour la civilisation grecque, particulièrement pour Pythagore et Platon, les pères des mathématiques. Simone fut marquée par l’idée d’harmonie chez Pythagore et par celle du monde des idées et de Dieu comme symbole de la vérité, de la beauté et de la bonté chez Platon. Les deux s’intéressèrent aux différentes sources de civilisation. À douze ans André apprit seul le grec ancien et le sanskrit, puis apprit le grec à sa sœur. Ainsi, il pouvait lire le Bhagavad-Gita dans le texte et discuter entre eux en grec ancien sans que personne de leur entourage ne puisse les comprendre !

Très tôt aussi, Simone négligea systématiquement son apparence; elle portait toujours des vêtements élimés, se refusait à tout ce qui pouvait sembler féminin. La seule fois où elle utilisa du rouge à lèvres fut pour une entrevue d’embauche aux usines Renault. Son frère l’appelait sa « trolesss », un lutin androgyne des légendes nordiques. Elle s’opposait à la peine de mort, sauf en cas de viol. Sa mère, d’ailleurs, aurait préféré un garçon et Simone signait parfois ses lettres par « Simon ».

Vers quatorze ans, elle vécut une crise profonde et pensa à se suicider. Ayant très peu d’estime d’elle-même, elle enviait les succès de son frère. Ce n’était pas de la jalousie, mais elle avait l’impression de ne pas pouvoir avoir accès au Monde des Idées où résident la Vérité et la Beauté, grande quête de sa vie :

J’ai sérieusement pensé à mourir à cause de la médiocrité de mes facultés naturelles, les dons extraordinaires de mon frère qui a eu une jeunesse comparable à celle de Pascal, me forçaient à en avoir conscience […] Je n’enviais pas ses succès mais je pensais ne pouvoir espérer aucun accès à ce royaume transcendant où les hommes authentiquement grands sont seuls à entrer et où habite la Vérité. J’aimais mieux mourir que de vivre sans elle.

Attente de Dieu, cité par Francine Du Plessis Gray dans « Simone Weil »

Études universitaires

Les études du frère et de la soeur furent brillantes. Après avoir sauté trois classes, André entra à 16 ans à l’École Normale Supérieure en mathématiques, un exploit ! Puis il fut l’instigateur du fameux groupe Bourbaki formé des plus brillants mathématiciens de sa génération, aux réunions duquel Simone participa parfois.

Simone, elle, intégra aussi l’École Normale Supérieure, mais en philosophie. Elle fut l’élève préférée du légendaire philosophe Alain, de son vrai nom Émile-Auguste Chartier, qui influença une génération de philosophes, dont Raymond Aron, Jean Paul Sartre, Louis Poirier, connu sous le nom de Julien Gracq et qui refusa le prix Goncourt, etc. Elle y côtoya également Simone de Beauvoir qui, impressionnée par son intelligence, tenta de l’approcher. Simone Weil lui déclara d’emblée que la seule chose qui vaille la peine était de faire la révolution et lorsque Simone de Beauvoir objecta que donner un sens à la vie lui semblait également important, la réponse de Simone Weil fut cinglante : « on voit bien que vous n’avez jamais eu faim ». Elles ne se reparlèrent plus.

Un autre de ses condisciples, Raymond Aron, fut lui aussi frappé par l’absolue sincérité de Simone Weil : « Simone vint vers nous, le visage bouleversé, proche des larmes. À notre question, elle répondit : « Il y a une grève à Shanghai et la troupe a tiré sur des ouvriers ». Il ajouta : « Malgré tout, le commerce intellectuel avec Simone me parut presque impossible. Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques ».

Cette intransigeance, cette volonté de vouloir partager la misère du monde la poussèrent vers une sorte d’ascèse. Elle refusait tout plaisir. Elle se refusait même tout sentiment amoureux : aimer une personne, c’est enlever de l’amour à d’autres qui en ont besoin! Cette dureté pour son corps, alors qu’elle était de santé fragile et souffrait d’atroces migraines, confortera son image de « sainte ».

Je suis convaincue que le malheur d’une part, d’autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté impliquant tous deux la perte de l’existence personnelle, sont les deux clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable, le pays du réel.

Cette personnalité hors norme ne laissait personne indifférent et suscitait parfois quelques railleries : Georges Bataille, qui en a pourtant fait l’héroïne d’un de ses romans, « Le bleu du ciel », aurait dit : « elle est plus fêlée qu’elle ne le croit elle-même ». Bouglé, le directeur de l’École Normale Supérieure, la qualifia de « vierge rouge »! Simone ne l’appréciait guère. Un jour elle le harcela tant pour qu’il contribue à une caisse de chômeurs qu’il finit par accepter et donna 40 fr, à condition que son don reste anonyme. À peine l’argent reçu, Simone couvrit les murs de Normale Sup d’affiches : « Faites comme votre directeur, Mr Bouglé, donnez anonymement 40 fr à la caisse des chômeurs » !

À l’École Normale Supérieure, elle développa une passion pour la Grèce antique. Elle fut marquée par la philosophie de Platon et de son monde platonicien, celui des idées où la beauté, le bien et le vrai étaient synonymes de Dieu. Elle fut aussi troublée par les tragédies grecques et fascinée par les grands textes comme l’Iliade, ode à la force et au destin inéluctable des héros voués à la mort comme prix de la gloire. Cette culture grecque l’accompagnera toute sa vie. Toujours à l’École, elle fut également marquée par Marx, le révolté. Pour elle, Le Capital était surtout un témoignage exceptionnel sur la misère des travailleurs anglais lors de l’industrialisation au XIXe siècle. Comme philosophe, elle a été impressionnée par les écrits du jeune Marx sur l’aliénation et aussi par son texte sur la Commune de Paris, « La guerre civile en France ». Dans ce texte Marx expliquait que le mode de fonctionnement de la Commune, pas de hiérarchie et démocratie directe, préfigurait la société communiste. C’était l’époque de la guerre civile en Russie. Si elle se disait « bolchévique », elle aurait aussi bien pu être qualifiée « d’anarcho-marxiste ».

La syndicaliste

Après son agrégation de philosophie, Simone Weil alla en 1931 enseigner la philosophie au Puy, dans une région minière du centre de la France, car elle voulait être proche d’un milieu ouvrier. Elle s’engagea immédiatement dans l’action syndicale au sein de la Fédération Unitaire de l’Enseignement qui se réclamait de l’anarcho-syndicalisme. Selon ce type de syndicalisme qui s’opposait à toute structure tant patronale que politique et à toute hiérarchie, le syndicat devait être contrôlé le plus directement possible par les travailleurs eux-mêmes. En cela, ce syndicalisme s’opposait à celui qui était subordonné à des structures extérieures comme le Parti Communiste. Elle participa activement à la grève de l’hiver 31-32 des mineurs de la région. Par solidarité, elle ne conserva de son salaire que cinq francs par jour (le salaire minimum) et versait le reste à la Caisse de Solidarité des mineurs. Cela lui attira les foudres de la presse bien pensante provinciale, le journal Le Mémorial titra : « mademoiselle Weill, vierge rouge de la tribu de Lévi, messagère de l’évangile moscoutaire ».

Elle écrivait régulièrement dans La révolution prolétarienne de Pierre Monatte, grande figure du syndicalisme révolutionnaire, pour critiquer toute forme d’oppression des travailleurs. C’était l’époque de la Grande Crise et le chômage atteignait 20 % de la population. À l’époque, il n’y avait aucun « filet social », il n’y avait que la charité pour survivre! Simone était de tous les défilés, toujours présente sur les piquets de grève. À cette époque aussi, elle critiquait de plus en plus violemment le régime communiste de Staline, affirmant que les ouvriers russes étaient tout aussi opprimés que les ouvriers français même si, en théorie, l’industrie appartenait à l’État. Elle signait aussi des articles dans La Critique Sociale, une revue fondée par Boris Souvarine qui devint un ami très proche. Souvarine avait été un des fondateurs du Parti Communiste Français mais avait vite réalisé que, sous Staline, la « dictature du prolétariat » était devenue la dictature du Parti sur le prolétariat. Il avait écrit une biographie de Staline qui était prémonitoire des tragédies qui allaient suivre, dont l’alliance avec Hitler. Souvarine a été le seul homme avec qui Simone aurait pu avoir une liaison sentimentale, si cela n’avait été de son refus de tout ce qui pouvait avoir une apparence de sexualité la concernant. Pourtant, elle n’était pas bégueule en ce qui concernait les autres, comme les activités sexuelles particulières de Souvarine avec sa maîtresse Colette Peignot et avec son ami Georges Bataille. Souvarine et Simone Weill furent parmi les premiers intellectuels de gauche à critiquer le Parti communiste, ce qui, dans le contexte de l’époque demandait beaucoup de courage.

À la fin 1933, Trotski, qui était alors pourchassé par Staline, se réfugia brièvement en France. Il fut invité, avec sa femme et ses gardes du corps, à passer le 31 décembre chez les Weill. Entre Simone et l’ancien chef de l’armée rouge, le ton monta rapidement. Pour Trotski, le régime soviétique était globalement positif pour le prolétariat russe, car il n’y avait pas de propriété privée, l’industrie appartenait à l’État. Simone s’opposa en affirmant que les conditions de travail étaient les mêmes pour un ouvrier soviétique que pour un ouvrier français : travail à la chaîne, obéissance aveugle aux petits chefs, etc. L’important c’étaient les conditions réelles de travail, pas l’aspect juridique de la propriété. Trotski hurla « Si vous pensez ainsi, pourquoi nous recevez-vous ? Êtes-vous l’Armée du Salut ? ». Nathalie, la femme de Trotski s’étonna auprès de la mère de Simone : « Cette enfant qui tient tête à Trotski » : Ils finiront la soirée au cinéma voir le film « Okraina » du cinéaste soviétique Boris Barnet.

L’usine

Pour Simone Weil, les actes devaient concorder avec la parole. Comme intellectuelle, elle trouvait insuffisant d’appuyer les luttes pour l’amélioration de la condition ouvrière : il lui fallait partager la vie et les luttes des ouvriers. Elle décida donc d’aller travailler en usine, non pour porter la bonne parole, mais pour comprendre réellement la misère des travailleurs. De l’automne 1934 à l’été 1935, elle travailla dans trois usines différentes comme ouvrière métallurgiste. Elle y découvrit l’enfer : le travail à la chaîne, les cadences trop rapides, le danger permanent, l’obéissance absolue aux petits chefs et surtout l’isolement et la déchéance intellectuelle. Face aux machines, peu de solidarité, chacun se replie sur soi, prisonnier des cadences imposées. Son épuisement n’était pas seulement physique, mais moral. Elle comprit qu’en dehors de brusques sursauts dus au désespoir, la classe ouvrière était trop écrasée pour renverser l’ordre des choses et les pouvoirs qui l’oppressaient. Elle connut seulement quelques poussées de fièvre, comme l’occupation des usines durant la grande grève de 1936 avec ses deux millions de grévistes et les usines occupées, ce qui la fit pleurer de joie : « Joie de passer devant les chefs la tête haute, On cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant pour conserver sa dignité ». Mais la grève se termina et la révolution n’était plus à l’ordre du jour.

La guerre d’Espagne

En juillet 1936, un général espagnol, Franco, entra en sédition contre le gouvernement de gauche qui venait d’être élu et fut immédiatement appuyé par Hitler et Mussolini. Pacifistes, les démocraties occidentales s’abstinrent d’intervenir pour ne pas provoquer la guerre. Position qu’appuya Simone, pacifiste convaincue elle aussi. Mais lorsque le gouvernement républicain espagnol en appela à l’aide des volontaires étrangers, les fameuses brigades internationales, Simone s’engagea en dépit de sa santé. Pour elle, son engagement personnel contre le fascisme était compatible avec son pacifisme comme principe entre les nations. Elle choisit d’intégrer la légendaire « Colonne Durutti ». C’est un choix politique : Durutti est un anarchiste et sa colonne fonctionne selon les principes anarchistes : ce sont les soldats qui élisent et révoquent les officiers, il n’y a pas de hiérarchie militaire. C’est ce principe d’égalité qui convainc Simone, allergique à toute forme de hiérarchie. Elle participe à quelques combats puis se blesse avec de l’huile bouillante et doit être rapatriée. Elle a quand même le temps, avec Bernanos, écrivain catholique auteur des « Grands cimetières sous la lune », de condamner les massacres commis par les franquistes et aussi les exécutions sommaires perpétrées par les républicains. Son principe de dénoncer les injustices peu importe d’où elles viennent, comme elle l’a fait pour le régime communiste, provoque encore une fois des remous dans son propre camp.

La quête

Simone Weil avait été élevée dans un milieu agnostique. Toutefois, obsédée par le malheur et la détresse du monde, elle a toujours eu une vie spirituelle intense,  comme le prouvent ses différents Carnets. La lecture des grands textes, la Bible, Homère, mais aussi les Upanishads, les grands mythes égyptiens, indous, chinois, etc., lui avait donné une vue « déiste » du monde, plutôt platonicienne, où le monde des idées, le vrai, était le monde de la Beauté et de la Vérité. Elle ne concevait pas un Dieu avec qui elle aurait des liens « personnels ». Sa famille était d’origine juive, mais elle n’y accordait aucune importance et elle détestait l’Ancien Testament avec son Dieu vengeur et sanguinaire. Elle se retrouvait davantage dans le Nouveau Testament et l’amour du prochain qu’on y retrouve.

Avant la guerre d’Espagne, épuisée par son année en usine, Simone alla se reposer au Portugal en septembre 1935. Elle y éprouva un premier choc spirituel :

C’était au bord de la mer. Les femmes des pêcheurs faisaient le tour des barques en procession, portant des cierges et chantant des cantiques certainement très anciens et d’une tristesse déchirante… Là j’ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres. C’est au cours d’une des récitations que, comme je vous l’ai écrit, le Christ lui-même est descendu et m’a prise. Dans mes raisonnements sur l’insolubilité du problème de Dieu, je n’avais pas prévu la possibilité de cela, d’un contact réel de personne à personne, ici-bas, entre un être humain et Dieu. […] D’ailleurs dans cette soudaine emprise du Christ sur moi, ni les sens ni l’imagination n’ont eu aucune part; j’ai seulement senti à travers la souffrance la présence d’un amour analogue à celui qu’on lit dans le sourire d’un visage.

Attente de Dieu, cité par Francine Du Plessis Gray

Elle ne parla à personne de ce premier choc. Après la guerre d’Espagne, au printemps 1937, elle alla en Italie, à Assise, méditer dans la chapelle Maria degli Angeli et écrivit : « Là, dans la chapelle de Saint François, quelque chose de plus fort que moi m’a obligée pour la première fois de ma vie à me mettre à genoux ».

Au printemps 1938, après une autre année d’enseignement et de déception, les régimes nazis et soviétiques devenant de plus en plus violents et agressifs, elle décida de passer Pâques à l’abbaye de Solesme. Elle y revécu intensément la Passion du Christ et écrivit : « Au cours de ces offices, la pensée de la passion du Christ est entrée en moi pour toujours ». Elle y rencontra un jeune anglais qui lui révèla Georges Herbert, un poète anglais du XVII, particulièrement son poème « Love » qu’elle apprit par cœur, puis ce fut la révélation :

Dans un moment d’intenses douleurs physiques alors que je m’efforçais d’aimer… j’ai senti, sans y être aucunement préparée – car je n’avais jamais lu les mystiques – une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d’un être humain, inaccessible et aux sens et à l’imagination, analogue à l’amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d’un être aimé.

Lettre à Joé Bousquet, cité par Francine Du Plessis Gray.

Elle se retrouva dans Pascal et sa « nuit de feu » lorsqu’il décrit sa brusque révélation : « Certitude, certitude Sentiment Joie Paix Renonciation totale et douce. Soumission totale à Jésus Christ »[1]. Elle s’y retrouvait d’autant plus que Pascal s’imposait la souffrance comme rédemption, qu’il était mathématicien comme André et que lui aussi avait une relation très étroite avec sa sœur Jacqueline. Maintenant que pour Simone Dieu n’était plus l’idée pure de Platon, le symbole de la Beauté et de la Vérité, mais un Dieu personnel, ce Dieu devint l’axe de sa vie spirituelle. Elle dialogua intensément avec un dominicain, le père Perrin, et avec le philosophe Gustave Thibon, catholique de droite (il soutenait le régime de Pétain). Son cheminement vers le catholicisme fut difficile, tant à cause de points de théologie que par sa méfiance envers l’Église catholique, structure hiérarchique et patriarcale s’il en est. Elle décèda sans être baptisée.

La guerre

Au début de la guerre, elle se porta volontaire pour être infirmière en première ligne; son offre ne fut évidemment pas retenue. Lorsque les Allemands envahirent la France, en juin 1940, ses parents réalisèrent qu’en tant que juifs, ils étaient menacés et se réfugièrent à Marseille en zone libre. Simone décida de coucher à même le sol par solidarité avec les soldats. À Marseille, en attendant de se réfugier aux États-Unis, elle participa à des cercles de résistance, travailla sur des fermes, écrivit beaucoup et surtout poursuivit son cheminement spirituel avec Gustave Thibon et le père Perrin. Arrivée à New York en 1942 avec ses parents, elle n’a de cesse de demander de rejoindre la France Libre à Londres pour, de là, participer à la résistance en France occupée. Elle finit par rallier Londres à l’automne 1942. De Gaulle, qui avait appris sa demande d’être infirmière de première ligne dira : « C’est une folle ! ». À peine arrivée, elle demanda aussitôt à être parachutée en France pour y combattre. L’apprenant, De Gaulle redira : « C’est une folle », lui interdira de quitter l’Angleterre et la nommera responsable du Bureau des Affaires Intérieures où elle devra réfléchir à l’orientation de la France lorsqu’elle sera libérée. Dans un bureau proche, René Cassin travaillait, lui, sur ce qui sera la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et qui sera adoptée par l’ONU après la guerre.

C’est là qu’elle écrira L’enracinement, texte qui sera salué par Camus.

L’enracinement

Dans ce texte, elle se situe d’emblée sur le plan des « besoins de l’âme », sachant qu’il ne manquera pas de monde pour parler des besoins matériels. Elle se place au niveau spirituel : « Nous savons au moyen de l’intelligence que ce que l’intelligence n’appréhende pas est plus réel que ce qu’elle appréhende ». C’est le domaine de l’âme. Dans cette perspective elle parle d’abord d’une « charte des devoirs » plutôt que d’une « charte des droits »[2]. C’est la conséquence de la « règle d’or » : respecter et aimer son prochain. Elle énumère ensuite, dans la première partie de L’enracinement une série d’obligations envers les besoins de l’âme de L’Autre. Elle les expose selon sa démarche dialectique en procédant par des contraires pour tendre vers un équilibre. Elle parle ainsi de couples de besoins : l’ordre vs la liberté, la liberté vs l’obéissance, l’égalité vs la hiérarchie, la sécurité vs le risque, etc.. Cette démarche des contraires semble parfois paradoxale. Par exemple, elle souligne l’importance de la protection de l’individu contre toute tentative d’oppression y compris intellectuelle par la publicité et la propagande. Elle écrit : « la protection de la liberté de penser exige qu’il soit interdit par la loi à un groupement d’exprimer une opinion »[3]. Elle reconnaît « que là aussi une définition juridique est impossible, mais les faits ne sont pas difficiles à discerner »[4].

Elle propose l’abolition de tous les partis politiques, trop tentés d’imposer leur loi s’ils prennent le pouvoir. Breton l’appuiera toujours la méfiance envers « le gros animal », toujours la pensée par les contraires pour tenter d’aller vers un équilibre. Pour l’avenir, ses propositions tournent beaucoup autour d’une redéfinition des rapports entre l’humain et le travail. Ce qu’elle prône, c’est une échelle plus humaine pour l’entreprise (small is beautiful), une bien meilleure éducation (au sens large, dont les syndicats seraient aussi responsables) des travailleurs pour qu’ils puissent gérer eux-mêmes leur travail, cela s’appellerait aujourd’hui une certaine forme d’autogestion ! Certains y verront de l’utopie, mais il y aura toujours des « réalistes » en grand nombre pour aspirer au pouvoir en attendant.

L’enracinement identifie les causes de la misère. Elles vont au-delà de l’aliénation marxiste. L’humain est non seulement dépossédé du produit de son travail et de son travail sur lequel il n’a aucun contrôle, mais aussi de sa vie. Il est « déraciné » de son milieu – que l’on pense aux millions de paysans qui ont dû, en une génération, quitter la terre qu’ils occupaient depuis la nuit des temps, pour se retrouver dans des banlieues-dortoirs proches des usines, ou aux populations de migrants fuyant les pogroms ou la misère. L’humain est déraciné de son passé et de sa culture, particulièrement les peuples colonisés. Et aussi de sa religion. Il est seul au milieu de la foule, soumis sans défense à toutes les oppressions. C’est à ce déracinement qu’il faut s’attaquer si l’on veut tendre vers une société plus juste. C’est la thèse de L’enracinement.

La maladie, les privations et l’impossibilité de combattre auprès de la Résistance finirent par avoir raison d’elle et elle décéda en août 1943. Elle avait trente-quatre ans. À sa mort les livres qu’elle avait à son chevet étaient Platon, la Bhagavad-Gîta et Saint Jean de la Croix.

Un sillon dans le siècle

Simone Weil a été une personnalité hors du commun, tant par sa volonté de vivre selon ses principes que par son indépendance d’esprit et son intense vie spirituelle, choses devenues assez rares pour rester exemplaires. Mais son œuvre ?

La question du rapport de l’humain au travail est toujours pertinente. Dans les pays-usines comme la Chine, le taylorisme est aussi brutal qu’il l’était dans les industries de l’époque, en Europe comme en Amérique ou en URSS. Dans les pays « occidentaux », la forme du travail a changé, mais peut-on dire que les « cols blancs » dans les administrations ou les services maîtrisent leur travail? Les hiérarchies se sont-elles effacées ? L’entreprise est-elle redevenue à l’échelle humaine ? Il semble bien que le poids des institutions, de l’opinion publique et de ceux qui la façonnent a crû exponentiellement avec le développement des communications et des techniques de manipulation de masse. Au point qu’avec le « discours unique », la démocratie se vide de son sens.

Simone Weil voyait dans la technique à la fois un outil d’oppression et un outil de libération si les travailleurs s’en emparaient; cette question est plus d’actualité que jamais avec le bouleversement apporté par le développement exponentiel des réseaux de communication.

Et sa spiritualité ? Il est certain que c’est cette spiritualité qui lui a permis tout au long de sa vie de faire face à tous les totalitarismes. Au-delà de son altruisme, de son amour du prochain ou de la Beauté aurait-elle dit, elle cherchait le sens caché des choses. Vers son Monde des Idées, elle a fini par choisir le chemin du catholicisme pour y parvenir. C’était son choix, d’autres chemins peuvent y mener.

Les questions soulevées par Simone Weil sont plus pertinentes que jamais en ces temps troublés. Une vie spirituelle intense est le moyen le plus sûr de se libérer du poids du « gros animal » pour trouver ses propres réponses aux questions qu’elle soulève pour pouvoir agir. C’est l’héritage que laisse Simone Weil.

Bibliographie

Weil, Simone (2014), L’Iliade ou le poème de la force, Éditions de l’Éclat, 96 p.

Weil, Simone (1962), L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, coll. « Idées ».

Weil, Simone (1955), La pesanteur et la grâce, Paris, Plon.

Weil, Simone (2014), Conversations avec Trotski, Paris, L’Herne, 112 p.

Weil, Simone (1950), La connaissance surnaturelle, Paris, Gallimard, coll. « Espoir ».

Weil, Simone (1951), Intuitions pré-chrétiennes, Paris, La Colombe, Éd. du Vieux Colombier, 183 p.

Weil, Simone (1951), La condition ouvrière, Paris, Gallimard, coll. « Espoir ». Nouvelle édition présentée et annotée par Robert Chenavier, Gallimard, 2002.

Weil, Simone (1955), Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris, Gallimard. Texte écrit en 1934.

Weil, Simone (1960), Écrits historiques et politiques, Paris, Gallimard, coll. « Espoir ».

Les oeuvres de Simone Weil accessibles sur Internet :

http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/lecons_de_philosophie/lecons_de_philosophie.html

http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/pensees_sans_ordre/pensees_sans_ordre.html

http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/enracinement/enracinement.html

http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/weil_simone.html

Quelques écrits sur Simone Weil

Du Plessix Gray, Francine (2003), Simone Weil, Montréal, Fides.

Julliard, Jacques (2014), Le choc Simone Weil, Flammarion, « Café Voltaire », 144 p.

Weil, Sylvie (2013), Chez les Weil, André et Simone, Phebus, coll. Libretto.

« Simone Weil et l’enracinement », Philosophie Magazine, no 83, octobre 2014.


  1.     Pensées
  2.   La pesanteur et la grâce, p. 146.
  3.   L'enracinement, p. 40.
  4.   L'enracinement, p. 39.

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