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Micheline Bélisle

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Anna Freud est, avec Mélanie Klein, l’une des pionnières de l’application de la psychanalyse aux enfants. Elle est à l’origine du mouvement Annafreudisme qui mettait de l’avant la Psychologie du moi (Egopsychology) axée sur la fonction d’adaptation du moi. Elle fut en outre une enseignante passionnée et inspirante de même qu’une clinicienne, une innovatrice et une théoricienne hors pair. La vie d’Anna Freud peut se diviser en deux grandes périodes : les années viennoises, de sa naissance à 1938, et les années londoniennes, de 1938 à sa mort.

Les années viennoises

Dernière d’une famille de six enfants, Anna n’était pas désirée. Ses parents attendaient plutôt un garçon qui aurait eu la possibilité de faire des études. En raison de son sexe, Anna ne put entrer à l’université; elle suivit une formation d’enseignante au Cottage Lyceum de Vienne, inspirée par les travaux de Maria Montessori. Mais n’anticipons pas.

On peut dire qu’Anna n’a pas eu une enfance des plus heureuse. Ses relations avec sa mère n’ont jamais été très étroites et elle ne s’entendait pas bien avec ses frères et sœurs. Elle était notamment jalouse de Sophie qui était plus jolie qu’elle et lui disputait l’affection de son père, Sigmund. Anna était également faible de santé et fréquenta à répétition des établissements de remise en forme (health farms) pour se reposer et prendre du poids, elle qui souffrait d’anorexie. Cependant, elle était affectivement et intellectuellement très proche de son père qui la disait espiègle et l’appelait son Black Devil. Elle entretint aussi une relation spéciale avec Josefine qui fut engagée, à sa naissance, comme bonne d’enfants. C’est elle qui en réalité l’éleva. Elle l’appelait sa mère psychologique.

Durant ses premières années scolaires, Anna était agitée et s’ennuyait. Elle apprit beaucoup plus à la maison, grâce à son père et aux invités que les Freud recevaient. Elle apprit ainsi plusieurs langues, dont l’hébreu, l’allemand, l’anglais, le français et l’italien. Elle pratiqua aussi bien la lecture et l’écriture que le tricot et le tissage.

En 1912, elle termina ses études secondaires au Cottage Lyceum à Vienne. Malgré cet accomplissement, elle continua de s’interroger sur ce qu’elle allait devenir. Le mariage de sa sœur Sophie ne lui simplifia pas la tâche. En effet, en 1913, elle se sentit carrément écartée du mariage de celle-ci alors que sa tante, Minna, qui devait l’accompagner dans un voyage de 18 mois en Sicile et en Italie, ne put le faire, étant donné ses obligations de préparer, avec la mère d’Anna, le mariage de Sophie à Vienne. Ce voyage devait lui servir à se refaire une santé et devait être pour elle l’occasion de réfléchir à son avenir. Au lieu d’accomplir ce long voyage sous le climat bénéfique du sud de l’Europe, elle demeura donc tout l’hiver de 1913 dans une maison de pension, à Merano, en Italie. Anna se montra difficilement consolable d’avoir été ainsi écartée des célébrations du mariage de sa sœur, et ce, même 40 ans plus tard.

En juin 1914, elle fut admise comme stagiaire à son ancienne école secondaire, le Cottage Lyceum où elle devait faire ses débuts à l’automne. En juillet de la même année, pour se récompenser de cette réussite, elle prévit faire un voyage en Angleterre, pendant lequel elle en profiterait pour visiter la parenté et explorer la côte du sud-est. Cependant, son voyage fut raccourci par la déclaration de la Première Guerre mondiale.

Jusqu’en 1917, elle fut stagiaire au Cottage Lyceum, et de 1917 à 1920, elle enseigna. Elle dut cesser cette activité à cause de la tuberculose. Parallèlement à ces tâches, elle voulut, à l’été de 1915, travailler à la traduction, en allemand et en anglais, des journaux psychanalytiques de son père. C’est à cette époque, également, qu’elle commença à raconter ses rêves que son père interprétait. En 1918, elle entreprit une analyse avec lui et commença à s’investir sérieusement dans la profession de psychanalyste. Cette analyse se termina en 1922. Elle écrivit, à ce sujet, un article intitulé Beating Fantasies and Daydrems (Fantasme d’être battu et rêverie) qu’elle présenta à la Vienna Psychoanalytic Society. Elle sera acceptée comme membre de cette Société en 1924 et de 1924 à 1929 elle procéda à une deuxième analyse avec son père, que d’aucuns qualifièrent d’analyse incestueuse.

En 1923, alors que Freud subit deux opérations majeures pour un cancer du maxillaire supérieur, Anna commença sa propre clinique de psychanalyse auprès des enfants, et en 1925, elle enseigna la technique de l’analyse des enfants à la Vienna Psychoanalytical Training Institute. De 1925 à 1934, elle agit comme Secretary of the International Psychoanalytical Association, tandis qu’elle pratiquait parallèlement l’analyse des enfants, organisait des séminaires et prononçait des conférences sur le sujet. En 1927, elle fonda l’école d’Hietzing avec Eva Rosenfeld et Dorothy Burlingham, école inspirée de la psychanalyse et de la pédagogie nouvelle, dont la pédagogie par les projets. Cette école ferma ses portes en 1932.

Anna devint, en 1935, directrice de la Vienna Psychoanalytical Training Institute et l’année suivante, année du 80e anniversaire de naissance de son père, elle publia The Ego and the Mechanisms of Defence (Le moi et les mécanismes de défense) dans lequel elle traite des moyens qu’utilise le moi pour contrer le déplaisir et l’angoisse. C’est là une œuvre fondatrice de l’Ego Psychology (Psychologie du Moi).

En 1937, elle fonda une clinique de thérapie pour enfants, la Jackson Nursery.

Les années londoniennes

C’est en 1938 que les Freud durent s’enfuir de l’Autriche vers l’Angleterre en raison du harcèlement des Juifs par les nazis dans la ville de Vienne. Ils émigrèrent donc à Londres où son père mourut en 1939, année du début de la Deuxième Guerre mondiale.

La guerre sensibilisa Anna aux effets de la carence affective que vivaient les enfants privés de leurs parents et de leurs soins. C’est alors qu’elle ouvrit un centre pour jeunes victimes de la guerre, le Hampstead War Nursery, avec la collaboration de son amie de longue date, Dorothy Burlingham. À la base, elle voulait assurer aux enfants des relations de longue durée avec des personnes significatives, notamment avec leurs mères qui étaient encouragées à les visiter le plus souvent possible.

Après la guerre, la Bulldogs Bank Home succéda au centre. Il s’agissait d’un orphelinat, sous la responsabilité de collègues d’Anna, où on s’occupait des enfants ayant survécu aux camps de concentration. Anna et Dorothy publièrent alors une série de recherches sur l’impact du stress sur les enfants et sur leur capacité à se nourrir affectivement auprès de leurs pairs en l’absence de leurs parents. Elle développa également, dans les années 1950, les Hampstead Child Therapy Courses et éventuellement, la Hampstead Child Therapy Clinic destinés à l’enseignement et à la formation pratique de thérapeutes, d’enseignants, de travailleurs sociaux et de conseillers dans le domaine de la thérapie psychanalytique auprès des enfants.

Entre 1942 et 1945, les divergences de conceptions psychanalytiques entre Anna et Mélanie Klein s’accentuèrent du fait qu’elles se retrouvaient toutes les deux à Londres. Ces divergences de points de vue avaient pris place dès 1927, avec la publication par Anna du livre An Introduction to the Technique of the Child Analysis (Introduction à la technique de l’analyse de l’enfant) dans lequel celle-ci voit le psychanalyste comme ayant un rôle pédagogique, éducatif, alors que pour Mélanie Klein le psychanalyste devait faire usage d’une thérapie par le jeu, excluant tout rôle pédagogique ou éducatif. Fondamentalement, ces divergences s’appuyaient sur leur conception différente du Surmoi, précoce pour Klein, plus tardif pour Freud.

Mais on ne peut réduire ces divergences de conceptions analytiques à ces quelques propos. Elles étaient beaucoup plus vastes et complexes que cela et pouvaient inclure, selon les psychanalystes qui s’y sont intéressés, différents aspects. Ceux-ci pouvaient aller du développement de la sexualité chez la  femme en particulier à la question du transfert de l’enfant, en passant par les questions du narcissisme, de l’existence d’un complexe d’Œdipe et de relations d’objet très précoces, sans oublier la compréhension du fantasme, l’insistance sur la destructivité, etc. Ajoutons que ces différents aspects étaient aussi parfois compris non seulement en termes d’affrontement entre Anna Freud et Mélanie Klein, mais aussi comme mettant aux prises les psychanalystes britanniques et ceux du reste du continent européen.

De 1950 jusqu’à sa mort, en 1982, Anna se rendit aux États-Unis et en Europe régulièrement pour y présenter des séminaires, y enseigner et y visiter des amis. En 1965, elle publia Normality and Pathology in Childhood (Le normal et le pathologique chez l’enfant), dans lequel elle montre à quel point les critères de psychopathologie de l’adulte deviennent inadéquats quand il s’agit d’enfants et aussi à quel point les troubles infantiles débordent la névrose, la psychose et la perversion, catégories traditionnellement définies. Dans les années 1970, elle se préoccupa des problèmes socio-affectifs que rencontraient les enfants et se concentra sur les problèmes du développement, retards et autres.

Aussi, dans les années 1960, elle organisa, à la Yale Law School, des séminaires sur le crime et la famille. Elle fut ainsi amenée à publier en 1973 Beyond the Best Interests of the Child (Au-delà de l’intérêt supérieur de l’enfant) portant sur la question des enfants et de la loi. Ses collaborateurs furent Joseph Goldstein et Albert Solnit.

Anna Freud : homosexuelle ? homophobe ?

Elisabeth Roudinesco, psychanalyste et historienne éminente de la psychanalyse, a reconnu qu’entre Anna Freud et Dorothy Burlingham existait une relation homosexuelle. Aux dires d’Annie Fortems, psychanalyste, cette relation aurait duré 55 ans. Mais Anna se serait défendue d’avoir une relation homosexuelle avec Dorothy. Elle serait allée jusqu’à tenir un discours quasi homophobe au sens où elle aurait affirmé que l’homosexualité était une maladie dont il faudrait guérir.

Cette quasi-homophobie affichée par Anna était-elle due à une haine d’elle-même, comme l’a suggéré Roudinesco, ou tout simplement à la peur d’Anna d’être écartée des cercles psychanalytiques, regroupant majoritairement des hommes ayant peu tendance à reconnaître à une femme le droit de ne pas désirer un homme ? Il faut dire également qu’à partir de 1921, à l’International Psychoanalytical Association (IPA) une règle orale s’était imposée à savoir que l’homosexualité était une tare et qu’il était défendu à des homosexuel-le-s d’exercer la psychanalyse. D’ailleurs, Anna a dû se défendre contre des accusations d’homosexualité visant à la dénigrer comme psychanalyste. Ce n’est qu’en 1973 que l’homosexualité cessa d’être considérée comme une pathologie et fut retirée du manuel américain de référence en psychiatrie, le Disorder Statistical Manual (DSM).

Il régnait donc un certain secret autour de sa vie privée. Comme le disait Elisabeth Young-Bruehl, biographe d’Anna, celle-ci et Dorothy évitèrent toute démonstration publique de leur amour.

Finalement, selon Annie Fortems, Freud père aurait su que sa fille était homosexuelle et aurait accepté le couple et les enfants de Dorothy comme une famille.

Anna Freud et le féminisme

Le mouvement féministe, selon la compréhension qu’en avait Anna, jugeait le discours de Freud son père à propos de la sexualité féminine comme étant empreint d’un préjugé de mâle chauviniste. En effet, si dans les stades oral et anal, les manifestations sexuelles des garçons et des filles ne diffèrent pas beaucoup, il n’en va pas de même au cours du stade phallique où les filles seraient désavantagées du fait qu’elles ne possèdent pas de pénis. Durant ce stade, les garçons éprouveraient l’angoisse de la castration, alors que les filles développeraient l’envie du pénis se transformant plus tard en désir d’enfanter.

C’est ainsi que Freud était convaincu que les différences des caractéristiques féminines et masculines, de même que le choix de leurs tâches futures, étaient déterminés par l’anatomie, ce que réfutaient fortement les féministes. Ces dernières affirmaient que les différences entre l’homme et la femme étaient déterminées par des influences sociales : les filles étaient éduquées à jouer avec des poupées, alors que les garçons étaient éduqués à jouer à la guerre ou avec des camions et des soldats. Les féministes rejettent donc les différences anatomiques et leur impact décisif sur le développement psychique au profit de l’égalité entre hommes et femmes.

Ce point de vue d’Anna sur le mouvement féministe laisse cependant de côté la principale récrimination de celui-ci, à savoir que le développement masculin a souvent servi de paradigme du développement humain dans la théorie psychanalytique. De plus, ce paradigme écarte la psychologie féminine en tant que sphère à explorer cliniquement et théoriquement, surtout par des analystes féminines.

En terminant, disons que le stade phallique chez les filles a fait l’objet de nombreuses discussions à la Hampstead Child Therapy Clinic et qu’Anna partageait les conclusions révisionnistes des psychanalystes Rose Edgcumbe et de Marion Burgner sur le sujet.

Contribution à la psychanalyse

Avec ses nombreux écrits, dont Beating Fantasies and Daydreams (1922), An Introduction to the Technique of Child Analysis (1927), The Ego and the Mechanisms of Defence (1935), ses multiples recherches sur le développement de l’enfant, la fondation et l’ouverture d’une école, d’un orphelinat, de cliniques et de centres pour enfants, Anna Freud a, sans contredit, joué un rôle fondateur dans la psychanalyse aux enfants.

Elle fut également l’une des psychanalystes de Marilyn Monroe.

Distinctions

1959 : Élue Foreign Honorary Member of the American Academy of Arts and Sciences.

1984 : La Hampstead Child Therapy Clinic est rebaptisée le Anna Freud Centre.

1986 : Sa maison de Londres où elle vécut pendant 40 ans est transformée en Freud Museum dédié à son père et à la British Psychoanalytic Society. 

Œuvres principales

1922 – Beating Fantasies and Daydreams

1927 – An Introduction to the Technique of Child Analysis

1935 – The Ego and the Mechanisms of Defence

1966 – Normality and Pathology in Childhood

1966-1980 – The Writings of Anna Freud : 8 volumes

Références

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