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Micheline Bélisle

Margaret_Mead_(1901-1978)

Universitaire à la fois respectée et controversée, Margaret Mead fut une anthropologue qui influença grandement les mœurs sexuelles des Occidentaux. Ses travaux portant sur la sexualité dans les cultures traditionnelles de l’Océanie et de l’Indonésie ont contribué largement à la révolution sexuelle des années 1960.

Une enfance heureuse

Aînée d’une famille de 5 enfants, dont l’une, Katherine, est morte en bas âge, Margaret Mead est née de parents intellectuels. Son père était professeur d’économie à l’Université de Pennsylvanie et sa mère était enseignante, docteure en sociologie, militante engagée dans les luttes sociales et suffragette. La famille déménageait souvent ce qui fait que Margaret a connu l’enseignement à la maison et dans des écoles. Ce fut surtout son père qui l’aida à trouver sa place dans le monde, mais ce fut sa grand-mère paternelle, qui vivait au sein de la famille, qui exerça l’influence la plus déterminante sur sa vie. Cette dernière baignait en effet dans le milieu de l’éducation, son mari ayant été directeur d’école et elle-même ayant été directrice d’établissement d’enseignement secondaire et institutrice. Elle servit d’ailleurs de modèle à Margaret lorsqu’elle tenta de définir le rôle des parents modernes qui n’arrivent plus à se faire obéir par leurs enfants en dépit des liens du sang ; elle contribua aussi à éclairer Margaret sur la signification des sexes, plus précisément sur les différences de développement chez les garçons et les filles.

Mère et grand-mère transmirent à Margaret l’idée qu’une femme pouvait avoir une profession en plus d’être épouse et femme d’intérieur. Elles lui transmirent également l’habitude de prendre des notes sur tout. Par exemple, sa mère l’emmenait prendre des notes lors de ses enquêtes sociologiques sur les familles migrantes italiennes et sa grand-mère l’encourageait à noter ses observations sur le développement de ses sœurs. Ce qui fait que Margaret écrivit toute sa vie : livres en anthropologie, journaux intimes, poésies, pièces de théâtre et conférences.

Éducation

En 1919, alors âgée de 18 ans, Margaret fut admise à l’Université De Pauw, alma mater de son père, à Greencastle aux États-Unis. Elle y demeura un an, puis elle obtint son baccalauréat en psychologie en 1923 du Barnard College. En 1923, elle s’inscrivit à l’Université Columbia où elle étudia en anthropologie avec Franz Boas et Ruth Benedict. Un an plus tard, elle y obtint son diplôme de maîtrise et, en 1929, son doctorat.

Vie professionnelle

Ses recherches anthropologiques l’amenèrent d’abord en Polynésie (Samoa), où elle se rendit seule. Puis elle alla en Océanie (Nouvelle-Guinée) en compagnie de son deuxième époux, Reo Fortune, et enfin, en Indonésie (Bali), accompagnée de son troisième époux, Gregory Bateson.

À Samoa, ses recherches portèrent sur la sexualité des jeunes filles. En Nouvelle-Guinée, Margaret fit surtout ressortir la dominance maritale des femmes Chambuli (aujourd’hui Chambri) et à Bali elle découvrit l’inconsistance émotionnelle des femmes balinaises. Ces recherches l’amenèrent à considérer que plusieurs des traits de personnalité, sinon tous, communément appelés féminins ou masculins, ont peu à voir avec le sexe, à l’instar de l’habillement, des manières ou des formes de coiffure qu’une société attribue, à une époque donnée, à l’un ou l’autre sexe.

Après six années de recherches sur le terrain, elle entra, en 1926, au Musée d’Histoire naturelle de New York comme assistante-conservatrice et y devint conservatrice émérite en 1969.

Parallèlement, elle occupa, en 1954, le poste de professeure adjointe à l’Université de Columbia, après avoir enseigné dans nombre d’universités. Elle fut également une conférencière et une organisatrice hors pair. De plus, dans les années 1950, ses études sur la variété et la fluidité des expériences sexuelles dans d’autres cultures connurent l’approbation des communautés LGBT américaines qui critiquaient ouvertement la société puritaine et hétérocentrée. Mead elle-même reconnaissait la bisexualité comme une forme normale de comportement humain et adhérait à l’hypothèse d’une bisexualité innée.

Controverse

En 1928, dans son livre Coming of Age in Samoa, elle décrivit une société tolérante, sans conflit, où les adolescents, en particulier, s’adonnaient librement à l’activité sexuelle qui était vue comme une chose naturelle et agréable. Ceci eut l’effet d’une bombe dans l’Amérique puritaine de 1920 : cette vision de l’amour était inacceptable ! Selon le point de vue de Mead, les adolescentes samoanes étaient détachées des contraintes sociales, désinvoltes plutôt que révoltées contre l’autorité, incertaines de leur foi religieuse comme l’étaient leurs homologues américains.

Un autre livre d’une grande influence est Sex And Temperament In Three Primitive Societies (1935), dans lequel elle souligne l’existence d’un large éventail de rôles sexuels. Par exemple, chez les Arapesh, les hommes et les femmes ne font pas la guerre et chez les Chambuli, les femmes exercent un rôle dominant, les hommes ornant leur corps alors que les femmes travaillent. Il va sans dire que ce livre, dans lequel Mead reconnaissait le rôle dominant des femmes, a servi de pierre angulaire au mouvement féministe de l’époque.

Une vie amoureuse peu banale

Margaret Mead a connu trois mariages et trois divorces : Luther Cressman, un étudiant américain en théologie (1923-1928); Reo Fortune, un diplômé de Cambridge, néo-zélandais (1928-1935) et Gregory Bateson, un anthropologue britannique (1936-1950). Avec ce dernier, elle a eu une fille, Mary Catherine Bateson, en 1939.

Même si elle a été mariée, Mead n’excluait pas la possibilité de rapports intimes avec les femmes. C’est du moins ce que suggère sa fille, Mary Catherine Bateson, dans son livre Regard sur mes parents. En effet, elle aurait entretenu une relation étroite avec deux femmes anthropologues, soit Ruth Benedict et, plus tard, Rhoda Métraux, avec qui elle a vécu de 1955 jusqu’à sa mort en 1978.

Margaret n’a cependant jamais reconnu officiellement qu’elle était bisexuelle ou lesbienne, mais dans ses écrits, elle avance qu’on doit s’attendre à ce que l’orientation sexuelle d’un individu évolue au cours de sa vie.

Caractéristiques personnelles

En plus d’une capacité de synthèse hors du commun, Margaret était douée à la fois de grandes capacités oratoires et d’écoute. Par exemple, elle pouvait discourir pendant une heure sans utiliser de notes ou de textes tout en incluant des exemples tirés de l’actualité, de son dernier travail sur le terrain, d’un repas récent avec un lauréat du prix Nobel et de potins partagés en se rendant à l’aéroport. Lors de tables rondes, elle savait écouter ses interlocuteurs de telle manière que ces derniers se sentaient plus intelligents qu’ils l’étaient en réalité.

Mead était également douée d’une rare habileté de synesthésie, c’est-à-dire qu’elle pouvait, par exemple, « toucher » un arôme, « entendre » une couleur ou « voir » un son.

Même si certains la percevaient comme une intellectuelle distante et froide, Margaret savait être généreuse et exigeante pour elle-même, comme avec ses étudiants ou ses interviewers. Le fait qu’elle ne supportait pas les « imbéciles » peut expliquer cette impression de froideur.

Contributions

On peut diviser l’apport de Mead en quatre grands secteurs : anthropologie psychologique, anthropologie appliquée, méthode ethnographique, études sur la famille, l’éducation et les rôles sexués.

  • Anthropologie psychologique

Margaret Mead a remis en question les vérités admises sur l’éducation et le développement des enfants et des adolescents. Elle a mis en relation culture et personnalité, c’est-à-dire traits culturels et tendances psychologiques. Avec ses études sur le « caractère national », elle a défini des sociétés entières en termes psychologiques, comme celle des Américains pour lesquels elle a identifié notamment des modes d’agression : les Américains hésitent à provoquer une bataille et ils doivent être certains que cette bataille est moralement justifiée.

  • Anthropologie appliquée

Elle a fait de l’anthropologie une science utile à la satisfaction des besoins humains, entre autres, en s’engageant dans des activités politiques comme dans le secrétariat exécutif du Comité sur les habitudes alimentaires du Conseil national de la recherche pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a remis en question la méthodologie employée pour évaluer les différences raciales sur le plan de l’intelligence. Pour elle, les différences sur le plan de l’intelligence relèvent d’abord de facteurs culturels comme l’éducation et les conditions sociales plutôt que de la couleur de la peau.

  • Méthode ethnographique

Elle a fait usage de la photographie et du film alors que ces méthodes étaient nouvelles en anthropologie.

  • Questions de genre

Mead s’est engagée personnellement dans les questions d’éducation, des droits des femmes et de la sexualité. Dans le mouvement féministe américain, elle ne faisait toutefois pas l’unanimité, insistant davantage sur la différence des genres que sur leur égalité, et sur l’accomplissement personnel plutôt que sur la revendication professionnelle. D’ailleurs, Mead ne fut jamais très à l’aise à être qualifiée de féministe même si elle opta pour garder son nom de fille après son premier mariage.

Elle a aussi profondément marqué la société américaine par son rôle de conseillère auprès de la famille américaine. En effet, de 1961 jusqu’à sa mort, en 1978, elle a contribué mensuellement au magazine Redbook avec sa collègue et amie, Rhoda Métraux. Elle s’y est révélée comme un modèle pour des millions d’Américaines en leur offrant réconfort, information, avis et bon sens en réponse à leurs multiples questions relatives au couple, à la famille et aux enfants. En ce sens, elle peut être considérée comme la Grand-Mère de l’Amérique !

De plus, s’adressant aux problèmes du fossé des générations, elle s’est efforcée d’en montrer les aspects culturels. Elle s’est également intéressée à l’intégration sociale des personnes âgées et des grands-parents. En ce sens, on peut dire que Margaret Mead a contribué à donner forme à l’image de la famille américaine.

En somme, on peut considérer que pendant 50 ans, Mead a assumé le rôle de chef de file (bellwether) en anthropologie tant aux États-Unis qu’à l’étranger. D’envergure internationale, elle a su produire des écrits qui se sont vendus et se vendent encore à des dizaines de milliers d’exemplaires.

Sur le plan du féminisme, on peut dire qu’elle a été plus qu’une simple féministe. En ce qui concerne le statut des femmes, elle n’a pas simplement cherché à obtenir des droits pour les femmes, mais aussi une juste part de responsabilités.

Prises de position

Avec son habilité à lier étroitement son travail scientifique aux questions éthiques contemporaines, Margaret Mead n’a pas hésité à prendre position sur des questions cruciales de l’après-guerre. Voici quelques-unes de ses prises de position :

  • Contrôle des naissances

Mead était en faveur du contrôle des naissances comme moyen non seulement de donner davantage de liberté individuelle aux femmes, mais aussi de limiter la population du globe.

Elle était toutefois d’avis que la pilule anticonceptionnelle avait probablement augmenté l’incidence des maladies vénériennes et dénué les hommes de leurs responsabilités en matière de contraception. Sur le plan international, Mead voyait le contrôle de la population comme un impératif, vu les ressources limitées de la planète.

  • Avortement

Bien qu’émotionnellement, Margaret Mead considérât l’avortement comme un moyen de contraception brutal, cruel et abominable, elle le voyait comme justifié dans les cas de viol, de situations où la vie de la mère était en danger ou d’anormalité du foetus.

Mead a été pendant longtemps une fervente critique des restrictions de l’avortement. Par exemple, en 1963, elle exigea une réforme de toutes les lois relatives à l’avortement, considérant que celles-ci relevaient de groupes religieux (catholiques romains et protestants conservateurs) qui imposaient leurs valeurs morales à toutes les femmes.

Finalement, Mead a revendiqué une nouvelle philosophie, celle du choix d’être enceinte par opposition à la nécessité ou à l’obligation de le devenir. Pour elle, ce choix responsabiliserait les gens face aux conséquences de l’avortement. Elle espérait ainsi que le besoin de l’avortement diminuerait.

  • Le droit de mourir

Mead s’avéra en faveur du droit de mourir, une bonne société n’allant jamais jusqu’à imposer la mort sur le faible, le malade ou l’improductif, mais rendant plutôt possible à la personne de décider comment et quand mourir.

Pour ce qui est de l’euthanasie, qui lui est d’abord apparue comme une « horrible idée », elle considéra plus tard qu’une personne qui fait face à la douleur, à la sénilité ou à d’autres problèmes de la personnalité, ou à une mort inévitable devrait avoir le droit d’être soulagée de la souffrance.

  • Désobéissance civile

Margaret adhéra à ce principe, celui-ci s’étant avéré parfois la seule façon de changer les choses. Pour elle, la désobéissance civile est « l’une des armes les puissantes de l’arsenal de la justice ».

Dans les années où sévissait la guerre du Vietnam, elle a approuvé les objecteurs de conscience et la destruction par le feu des ordres de mobilisation pourvu qu’ils acceptent les conséquences punitives liées à ce geste de désobéissance civile.

Selon elle, dans une société aussi complexe diversifiée que la nôtre, le viol de la conscience individuelle est inévitable.

Prix et décorations

1969 : Proclamée Mother of the World par le Time du fait de ses rôles de critique et de commentatrice des mœurs contemporaines.

1970 : Prix Kalinga, prix scientifique de l’UNESCO, qu’elle fut la première femme à recevoir.

1976 : Inscription au National Women’s Hall of Fame.

1979 : Médaille présidentielle de la Liberté, remise, à titre posthume, par le Président américain Jimmy Carter.

Œuvres principales

Coming of Age in Samoa. A Psychological Study of Primitive Youth For Western Civilisation (1928).

Growing up in New Guinea (1930).

Sex And Temperament In Three Primitive Societies (1935).

And Keep Your Powder Dry : An Anthropologist Looks At America (1942).

Male and Female. A Study of Sexes in a Changing World (1949).

Culture And Commitment : The New Relationships Between The Generations in the 1970 (1970).

Blackberry Winter : My Earlier Years (1972).

Références

Bateson, Mary Catherine (1989), Regard sur mes parents – Une évocation de Margaret Mead et de Gregory Bateson, Paris, Seuil, 308 p.

Cassidy, Robert (1982), Margaret Mead – A Voice for the Century, New York, Universe Books, 176 p.

Mead, Margaret (1977), Du givre sur les ronces – Autobiographie, Paris, Seuil, 304 p.

Page Margaret Mead, Wikipedia The Free Encyclopedia. En ligne.
http://en.wikipedia.org/wiki/Margaret_Mead

Page Margaret Mead, Wikipédia L’encyclopédie libre. En ligne.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Margaret_Mead

Association Géza Roheim (s.d.), « Au cœur du débat ‘nature versus nurture‘ : Margaret Mead ». Histoire et enjeux du culturalisme – partie 2. En ligne.
http://geza.roheim.pagesperso-orange.fr/html/culturalism1.htm

Mot de la fin

Un petit groupe de citoyens engagés et réfléchis est capable de changer le monde. D’ailleurs rien d’autre n’y est jamais parvenu.

Margaret Mead

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