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Kathleen Shea

Ada lovelace

Plongeons-nous un court instant à l’époque victorienne. Le milieu scientifique de cette époque est encore très informel et peu structuré. L’Angleterre de la première partie du XIXe siècle est témoin d’une stagnation des mathématiques. Les mathématiciens de l’Europe continentale font bonne figure, mais les scientifiques britanniques languissent. Il faudra quelques noms tels De Morgan et Babbage afin de réformer les mathématiques de l’ère victorienne. Sans oublier la femme de sciences qui nous intéresse, Ada Lovelace, grande visionnaire, qui deviendra celle que nous considérons comme étant la première programmeuse de l’histoire.

Une enfance studieuse

Ada Byron, notre Ada Lovelace, naquit le 10 décembre 1815 à Londres. Elle était la fille du poète britannique Lord Byron et d’une admirable intellectuelle, Annabella Milbanke. Ada ne connut pas son père, sa mère l’ayant quitté en 1816, voulant éloigner et préserver l’enfant des illuminations du Lord Byron. La petite fut donc élevée uniquement par sa mère. Cette dernière, fervente adepte des mathématiques, n’hésita pas à offrir un enseignement approfondi à sa fille. C’est afin de dissuader sa fille de suivre l’exemple de son père poète qu’Annabella aurait encouragé cet enseignement, lui trouvant des tuteurs qui assurèrent à Ada une solide formation en mathématiques et en sciences. Or il était tout à fait inusité à cette époque qu’une jeune fille de la noblesse puisse accéder à une telle formation. Les hommes bénéficiaient de l’exclusivité de la science, qui leur était réservée. Il était considéré alors que les femmes ne pouvaient pas déployer l’énergie mentale et physique requise par le travail scientifique.

Puisque l’effort intellectuel était une affaire d’homme, les études scientifiques d’Ada firent l’objet d’observations afin d’évaluer les conséquences d’une telle formation sur la jeune femme. On observa alors chez Ada des nausées, douleurs abdominales et palpitations. Naturellement, ces observations étaient prévues, attendues. Toutefois, ces malaises physiques, causés peut-être beaucoup plus par une santé précaire, ne l’empêchèrent nullement d’atteindre, grâce à des lectures rigoureuses et des cours privés, un niveau impressionnant en mathématiques.

Une rencontre déterminante

À l’âge de 17 ans, Ada Lovelace fit la connaissance d’une nouvelle tutrice, Mary Sommerville, chercheuse renommée et auteure scientifique du XIXe siècle. C’est cette femme qui transforma en quelque sorte la vie d’Ada, car elle lui présenta Charles Babbage, mathématicien reconnu et professeur à l’Université de Cambridge, considéré aujourd’hui comme étant le père des ordinateurs modernes. Ada, captivée par la machine à différences de Babbage, devint très proche du mathématicien. Ce fut le début d’une amicale et précieuse relation. Cette rencontre déterminante esquissa le court avenir d’Ada et l’avenir de l’informatique.

Pendant près de 10 ans, Ada correspondit avec Charles Babbage. Cette correspondance lui permit d’approfondir et de parfaire son éducation en mathématiques, ainsi que de satisfaire son goût manifeste pour l’écriture. Ada assista pendant ces années au développement de la machine à différences, l’une des premières calculatrices. En outre, par le biais de cette correspondance soutenue, elle découvrit alors le projet plus ambitieux de Babbage, la machine analytique. Elle en suivit soigneusement la genèse. Cette machine impliquait l’intégration de cartes perforées, le principe appliqué pour le métier à tisser de Jacquard. La lecture séquentielle de ces cartes donnait les instructions et les données à sa machine. Nous assistions à la création du premier ordinateur moderne. Ainsi, grâce à cette rencontre exceptionnelle, force est de constater qu’Ada se trouvait à la bonne place au bon moment.

Conciliation passion et famille

En 1835, Ada épousa William King, qui devint trois ans plus tard le premier comte de Lovelace. Ada était ainsi devenue La très honorable Augusta Ada, comtesse Lovelace. Le couple eut trois enfants, Byron, né en 1836, Annabella, née en 1837 et Ralph Gordon, né en 1839. La santé fragile d’Ada fut éprouvée par ses trois grossesses. Ainsi, elle ne consacra que peu de temps à l’étude des mathématiques durant cette période en raison de sa condition physique et de ses responsabilités parentales.

C’est en 1839 qu’elle décida de se replonger dans ses activités. Elle demanda à Babbage de lui recommander un tuteur. Le mathématicien de renom et professeur à l’Université de Londres, Auguste De Morgan, accepta cette tâche. Grâce à ce nouveau tuteur, Ada acquit une solide formation en algèbre, en logique et en analyse. De Morgan découvrit chez Ada une femme créative et enthousiaste. Selon le mathématicien, Lady Lovelace possédait une compréhension remarquable et montrait une pensée élaborée qui lui permettrait éventuellement de réaliser des « découvertes originales en mathématiques ».

Les célèbres notes

En octobre 1842, un jeune mathématicien italien, Federico Luigi Menebrea, publia un article en français décrivant la machine analytique de Babbage. Connaissant les talents en écriture d’Ada et sa grande maîtrise du français, Charles Wheatstone, illustre physicien et ami de la famille, proposa à Ada de faire la traduction de l’article de Menebrea pour le journal Scientific Memoirs, dans la section des articles scientifiques étrangers.

Neuf mois furent consacrés à cette traduction, entre 1842 et 1843. Au départ, Babbage ne suivit pas le travail de traduction de près. Ada était principalement supervisée par Wheatstone. Elle présenta le travail à Babbage en début d’année 1843. Impressionné par le travail d’Ada, travail démontrant une grande profondeur et une analyse remarquable des possibilités infinies de la machine analytique, Babbage lui demanda de rehausser la traduction à l’aide de ses propres notes, les notes que l’on pourrait nommer « lovelaciennes ». Cette démarche rigoureuse permettrait de développer et commenter les différents points essentiels de la machine décrits dans le mémoire de Menebrea.

C’est ainsi qu’Ada, très enthousiaste et passionnée, se pencha sur ce projet, tout en collaborant étroitement avec Charles Babbage. Ce dernier la conseilla et lui suggéra plusieurs points. Toutefois, ce fut Ada qui choisit les aspects essentiels à traiter dans ces notes. Et ce fut Ada qui leur donna leur style et leur profondeur philosophique. Sept notes furent donc ajoutées à la traduction de l’article de Menebrea. Le document annoté par notre « grande prêtresse de la machine de Babbage » (titre créé par Ada elle-même) se révéla trois fois plus long. Babbage, estimant le travail d’Ada supérieur à l’analyse de Menebrea, considéra cette traduction étoffée sur la machine analytique comme étant le document original.

En effet, dans ce travail détaillé de la machine, des caractéristiques informatiques avaient été spécifiées par Ada : les entrées étaient les cartes perforées représentant les données et instructions, les sorties étaient représentées par les cartes perforées contenant les résultats, l’unité centrale de traitement (le moulin) et la mémoire de stockage extensible (le magasin). Elle fit la description détaillée de la programmation de la machine. Fait le plus impressionnant, Ada publia dans sa septième note le premier algorithme pouvant être exécuté par une machine. Elle créa un programme permettant de calculer les nombres de Bernouilli, une suite de nombres complexes se calculant par récurrence.

Certains historiens des mathématiques critiquent encore aujourd’hui le travail d’Ada, mentionnant la minceur de sa collaboration. Cependant, quelques lettres échangées entre Babbage et Ada démontrent que la contribution de Babbage aurait été limitée aux formules mathématiques et que ce serait Ada qui aurait écrit le programme. Aucun des petits programmes écrits par Babbage n’avait atteint la complexité du programme de calcul des nombres de Bernoulli. Le programme, présenté sous forme de tableau, est réellement un des tout premiers de l’histoire. Et ce programme est l’œuvre d’Ada Lovelace.

Ada souligna dans ses notes que la machine analytique serait bien plus qu’uniquement l’exécution des opérations programmées par l’homme. La machine, lorsqu’elle existerait, orienterait l’évolution de la science. Ces réflexions tentèrent d’éloigner l’idée de la menace de la machine « pensante », condamnée au sein de plusieurs sphères de la société de l’époque.

La machine analytique n’a nullement la prétention de créer quelque chose par elle-même. Elle peut exécuter tout ce que nous saurons lui donner à exécuter. Elle peut suivre une analyse; mais elle n’a pas la faculté d’imaginer des relations analytiques ou des vérités. Son rôle est de nous aider à effectuer ce que nous savons déjà dominer.

Par cette affirmation et par son œuvre, Ada illustra certains principes de l’informatique moderne.

La fin d’une courte vie

Tout semblait se diriger vers une gloire et une reconnaissance certaines pour la machine de Babbage. Mais les subventions du gouvernement britannique cessèrent. Le gouvernement ayant décidé de ne plus participer au projet, Babbage changea ses visées, passant de la machine à différences vers la machine analytique que nous venons de décrire. Afin de financer les travaux de Babbage, Ada se mit à jouer, misant sur ses compétences en calcul des probabilités. Elle appliqua ses compétences principalement aux courses de chevaux. Elle perdit souvent et s’endetta rapidement. En 1851, les pertes d’argent au jeu étaient évaluées à 3200 livres. Ada s’était complètement ruinée. Ni Babbage ni Ada ne purent voir de leur vivant la machine analytique en fonction : elle était beaucoup trop chère à construire.

Ada mourut à l’âge de 36 ans, le 27 novembre 1852 d’un cancer de l’utérus. Elle laissa à son mari des dettes considérables. Elle fut enterrée, selon son désir, près de son père, mort à 36 ans également.

Le souvenir d’Ada se poursuit encore aujourd’hui grâce au langage de programmation nommé ADA, conçu d’abord pour le département de la Défense des États-Unis et utilisé jusqu’à nos jours dans plusieurs technologies modernes : l’automobile, les transports ferroviaires et les technologies aéronautiques.

Ada Lovelace, femme du XIXe siècle, sut nettement se démarquer par son approche visionnaire. Elle avait déjà les deux pieds bien ancrés dans le XXIe siècle. Les ordinateurs et toute forme de technologie étant devenus aujourd’hui si omniprésents, nous devons sans équivoque honorer l’apport indéniable de cette première programmeuse informatique.

Références

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Kim, Eugene Eric et Betty Alexandra Toole (1999), « Lady Ada et le premier ordinateur», Pour la science, no. 261, pp. 64-69.

Toole, Betty Alexandra (1992), Ada, The enchantress of numbers, Californie, Les éditions Strawberry Press, 325 pages.

Witkowski, Nicolas (2011), « Ada Lovelace, visionnaire de la machine », Les dossiers de La Recherche, no. 46, pp. 60-63.

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En ligne :

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(2015), « La visionnaire Ada Lovelace ». Binaire. L’informatique : la science au cœur du numérique. En ligne.
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<http://www.brainpickings.org/2014/12/10/ada-lovelace-walter-isaacson-innovators/> (page consultée le 12/05/2015)

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