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Diane Boudreau

An Antane Kapesh

L’Innue An Antane Kapesh est née dans la forêt le 21 mars 1926 et a vécu la vie traditionnelle de chasse jusqu’en 1953, date de la création de la réserve de Maliotenam (non loin de Sept-Îles au Québec). Mariée en 1942, elle eut neuf enfants et de nombreux petits-enfants. Elle fut chef de la bande innue de Schefferville (Matimekosh) de 1965 à 1967. Ce n’est que quelques années plus tard qu’elle commença à écrire en innu. Elle ne fréquenta pas l’école des Blancs, son éducation lui vint entièrement de son père, chasseur de caribous, et de sa mère. Première femme autochtone du Canada à avoir publié des livres en français, elle constitue un modèle d’engagement et de persévérance.

« Je suis une maudite Sauvagesse »

Son premier livre Je suis une maudite Sauvagesse, paru en 1976, défend la culture de son peuple en l’opposant à la culture des Blancs. Il fut publié en innu et en français. En effet, An Antane Kapesh veut être certaine que les siens et les Blancs comprennent bien son message. Ces derniers y sont décrits en fonction de ce qu’ils ont « donné » aux Innus : les écoles, l’alcool, la police, les tribunaux, les réserves, les journalistes et les cinéastes. Elle dénonce les injustices et les problèmes sociaux, elle écrit comme si c’était la dernière chance pour son peuple de regagner un peu de dignité :

C’est nous, les Indiens, qui devrions nous lamenter de toutes les injustices du Blanc et il faut qu’il nous écoute plutôt que de toujours nous opposer un refus […]. C’est lui qui nous a volés et qui a détruit l’ensemble de notre territoire, c’est lui qui nous a volé nos animaux (p. 231-233).

Le temps est venu de résister pour survivre. L’essai autobiographique d’An Antane Kapesh révèle l’indianité bafouée : l’auteure écrit l’histoire essentielle de sa nation, elle imagine et reproduit les paroles des exploiteurs du territoire. Elle retrouve le passé pour se souvenir de la vie d’autrefois, mais elle se souvient aussi des gestes qui ont dépossédé les siens. Elle innove en décrivant et en interrogeant les évènements et les personnages de la réalité, tout en préservant son identité propre.

Son essai contient assurément des éléments de la tradition orale. Chaque chapitre est un épisode, c’est-à-dire un récit en soi. On pourrait changer l’ordre des chapitres et le livre serait tout aussi cohérent. Il semble évident qu’An Antane Kapesh a retenu les thèmes ou les sujets qui lui apparaissaient les plus cruciaux, sans tenir compte de sa propre vie comme individu. Sa naissance, son enfance et son adolescence lui importent peu : des événements historiques et sociopolitiques bien précis retiennent son attention, en l’occurrence les actions des Blancs qui ont dépossédé son peuple. Il est clair qu’An Antane Kapesh n’écrit pas pour satisfaire les vains sentiments de l’individu imbu de lui-même qui recherche la gloire ou la notoriété, mais afin de lutter pour la survie collective. Comme les Anciens, elle privilégie les intérêts collectifs au détriment de son bien-être personnel :

Dans mon livre, il n’y a pas de parole de Blanc. Quand j’ai songé à écrire pour me défendre et pour défendre la culture de mes enfants, j’ai d’abord bien réfléchi car je savais qu’il ne fait pas partie de ma culture d’écrire […]. Après avoir bien réfléchi et après avoir une fois pour toutes pris, moi une Indienne, la décision d’écrire, voici ce que j’ai compris : toute personne qui songe à accomplir quelque chose rencontrera des difficultés mais en dépit de cela, elle ne devra jamais se décourager (Préface, Je suis une maudite Sauvagesse).

« Qu’as-tu fait de mon pays ? »

Son deuxième livre, Qu’as-tu fait de mon pays ? (1979), présente une vision saisissante de la dépossession. An Antane Kapesh oppose cette fois-ci un enfant (le peuple amérindien) aux Polichinelles (les Blancs). Le lecteur y découvre les réalisations de la toute-puissante civilisation occidentale à travers les yeux d’un enfant qui choisit la politesse et la pitié à l’égard des « exploiteurs » du territoire et qui fait confiance aux Blancs, des invités. Il a pitié de leur maladresse et les aide à s’installer. Peu après, les Blancs décident de se débarrasser de l’enfant et lui donnent tout ce dont « il a besoin » : école, médicaments, vêtements et nourriture. L’enfant se sent mal à l’aise, mais il n’ose pas refuser ce mode de vie qui lui déplaît. Partout où il va, on le traite comme un être inférieur, on le repousse. Il s’enivre pour oublier et on le met en prison. L’enfant ne comprend pas et exprime enfin sa révolte aux Blancs qui jugent sa conduite :

D’après ce que j’ai remarqué de vos agissements envers moi et de vos comportements jusqu’ici, même si je faisais mille serments et si je disais la vérité absolue, je sais bien que je ne gagnerais jamais ma cause. Forcément, tu te feras toujours gagner toi-même. Jamais, dans un seul de tes actes, je ne te vois faire usage de la justice. Qu’as-tu fait de la justice que tu as amenée ici ? L’as-tu jetée au feu ou dans l’un de ces dépotoirs que tu as créés partout depuis ton arrivée (p. 66-67) ?

Par la suite, l’enfant décide de retourner dans la forêt, mais « il voit que tout est détruit à l’endroit où il vivait, il voit de grands trous dans plusieurs montagnes » (p. 71). Alors, pour la première fois, il définit les conditions auxquelles les Blancs devront dorénavant se soumettre :

Quand tu travailleras pour moi à l’avenir, n’entreprends jamais plus quoi que ce soit qui me concerne sans me demander mon avis et sans obtenir mon accord. Si tu veux me poser des questions, si tu veux m’envoyer des lettres, tu m’écriras dans ma langue à moi pour que je te comprenne. […] Ne va jamais me transférer de juridiction à mon insu […]. Tant que je ne saurai pas dans quelle direction j’irai ni de quoi je vivrai, attends-moi, ne sois pas pressé (p. 77- 78).

An Antane Kapesh prône la résistance et l’indépendance. Elle est parfois amère ou agressive, mais elle exprime sans doute ce que d’autres Amérindiens ressentent. Elle sait que les Blancs sont là pour rester et qu’elle doit accepter leur présence :

Alors l’enfant s’arrêta de parler. Il était très en colère quand il se rendit compte de l’importance des choses qu’il avait perdues. Il avait perdu son territoire entier, tous les aspects de sa culture et même sa langue. Et il savait alors qu’à l’avenir, et jusqu’à sa mort, il devrait continuer, bon gré mal gré, à faire le fou avec les Polichinelles et à jouer à leurs polichinelleries (p. 80-81).

Les cinq parties du récit correspondent à des séquences narratives bien précises : description du territoire dans la première, pratique des activités traditionnelles sur le territoire dans la deuxième, arrivée des Blancs et exploitation des terres dans la troisième, sédentarisation et tentatives d’assimilation dans la quatrième et, dans la cinquième, révolte de l’enfant et énonciation des nouvelles conditions du dialogue culturel. Ces séquences reproduisent en fait les étapes de la dépossession dans un ordre chronologique déterminé par l’histoire. Les chapitres de chacune des séquences constituent des épisodes distincts qui se rapportent à des actions des personnages principaux. L’enfant réagit toujours de la même façon, c’est-à-dire qu’il accepte poliment ce que les Blancs lui proposent en essayant de comprendre ce qui lui arrive, mais il en résulte toujours une perte pour lui. Comme dans les récits à épisodes, l’enfant expérimente diverses aventures et rencontre plusieurs personnages, et chaque chapitre constitue une unité de narration en soi.

Bien sûr, on peut considérer Qu’as-tu fait de mon pays ? comme le récit symbolique de la dépossession, mais ici la réalité et les symboles se confondent. L’auteur crée une histoire vraisemblable, celle d’un Amérindien impuissant devant les exploiteurs des ressources de sa nation. Elle fait vivre à l’enfant ce que tous les Innus ont vécu et elle lui fait ressentir l’angoisse et le désarroi de ceux qui ont tout perdu. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer les émotions d’un individu confronté à des choix difficiles, mais celles de tous les Amérindiens face aux colonisateurs. Notons que ce récit a été adapté pour la scène en 1981 par An Antane Kapesh et José Mailhot et joué à Montréal.

An Antane Kapesh : l’aïeule et la pionnière

Les articles, l’autobiographie et le récit d’An Antane Kapesh, équivalent à une semonce adressée aux Blancs et à tous les exploiteurs possibles, et toutes les incertitudes sont exclues : « […] tu peux être sûr que c’est après toi que je vais crier sans arrêt » (p. 77).

Cette écrivaine, qui a choisi de défendre son peuple et sa culture, même si elle empruntait une pratique à l’Autre, est devenue un véritable modèle de ténacité et de courage. En 1988, elle se souciait encore plus de l’avenir des siens, et il n’était pas question qu’elle abandonne : « Je veux écrire, dit-elle, écrire pour défendre ma culture, pour que les Montagnais [Innus] qui naîtront sachent que leur peuple a déjà vécu autrement que dans une réserve ». Pour cette raison, elle publia également des livres pour enfants en innu.

Plusieurs écrivains innus des générations suivantes ont eux aussi choisi d’exprimer leur appartenance à la terre, comme les poètes Joséphine Bacon ou Natasha Kanapé Fontaine; elles ont publié des recueils de poésie où l’amour de la culture innue et la volonté indéfectible de faire face à la perte et à l’assimilation demeurent aussi vifs : « ils auront peur de nous / désormais / de nos âmes / de nos esprits anciens / de nos enfants perdus / de nos femmes disparues » (Nataska Kanapé Fontaine, « Désormais ») .

An Antane Kapesh, l’aïeule et la pionnière, n’a pas écrit en vain : sa révolte et la dénonciation des injustices subies par son peuple constituent des cris d’espoir pour tous ceux et toutes celles qui se sentent impuissants devant les colonisateurs et les exploiteurs.

Livres d’An Antane Kapesh

Je suis une maudite Sauvagesse / Eukuan nin matsshimanitu innu-iskueu, essai autobiographique, Montréal, Leméac, 1976. Traduction en français de José Mailhot en collaboration avec Anne-Marie André et André Mailhot, Paris, Éditions Des Femmes, 1982.

Qu’as-tu fait de mon pays ?, récit à épisodes, Montréal, Éditions Impossibles, 1979, 88 p. Traduction en français des Traductions montagnaises Sept-Îles inc., Kateri Lescop, Daniel Vachon, Georges-Henri Michel, Philomène Grégoire-Jourdain et José Mailhot. En innu : Tanite nene etutamin nitassi ?, Sept-Iles, Innu-aitunnu mak innu-katshishkutamatinanut (ICEM), 2004.

Uniam mak shaian utipatshimunissimuau, Montréal, ministère de l’Éducation, Service général des moyens d’enseignement, 1978.

Articles d’An Antane Kapesh

« Ces terres dont nous avions nommé chaque ruisseau », Recherches amérindiennes au Québec, vol. V, n° 2, 1975, p. 2-3.

« Petites histoires montagnaises », Rencontre, SAA, vol. IV, n° 3, 1983, p. 14-15.

« Petites histoires montagnaises Il », Rencontre, SAA, vol. IV, n° 4, 1983, p. 8-9.

Références

Boudreau, Diane (1993), Histoire de la littérature amérindienne au Québec, Montréal, l’Hexagone, 201 p.

Boudreau, Diane (1988), « An Antane Kapesh, la mémoire montagnaise », Châtelaine, avril, p. 200-202.

Boudreau, Diane (1984), Littérature et société montagnaises, Mémoire de maîtrise, Département d’études françaises, Faculté des Arts, Université de Sherbrooke, 117 f.

Fontaine, Nathasha Kanapé (2015), « Désormais », Innu Assi, Que les chants de ma terre résonnent jusqu’à tes pieds. En ligne. https://natashakanapefontaine.wordpress.com/(page consultée le 22/08/2015).

Villaume, Laurence (1994), « Histoire de la littérature amérindienne au Québec », Le Monde diplomatique. En ligne. http://www.monde-diplomatique.fr/1994/09/VILLAUME/7484 (page consultée le 22/08/2015).

Pour aller plus loin

Boudreau, Diane (1991), « L’écriture appropriée », Liberté, vol. 33, nos 196-197, p. 58 à 80.

Gagné, Julie (2015), « Qu’as-tu fait de mon pays ? d’An Antane Kapesh au théâtre. Le rire comme exutoire de la dépossession », Littoral, GRÉNOC, no 10, p. 107 à 112.

Littoral, L’écriture innue, Sept-Îles, GRÉNOC, no 10, printemps 2015, 200 p.

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