Ce mémoire de l’Association science et bien commun a été présenté aux Fonds de recherche du Québec le 27 janvier 2014.

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Sommaire des recommandations

  1. Aller au-delà du choix d’une pensée déontologique se limitant à la proscription de comportements et à la prescription de la vertu et lancer une réflexion collective au Québec sur les raisons des manquements à la conduite responsable en recherche et sur les moyens d’intégrer cette valeur dans une conception large de la responsabilité sociale et environnementale en recherche.
  2. Développer une vision élargie de la responsabilité des chercheurs et des étudiants chercheurs, particulièrement en ce qui concerne les conséquences découlant des activités de la recherche (collecte de données, publications de résultats, applications, etc.).
  3. Ajouter la responsabilité sociale et environnementale des chercheurs et des étudiants à la liste des valeurs qui sont associées à la conduite responsable en recherche.
  4. Mettre sur pied aux FRQ un comité permanent sur les enjeux éthiques de la recherche scientifique, composé de chercheurs de toutes les disciplines et de citoyens intéressés.
  5. Soutenir la mise en place d’une formation de base en éthique de la recherche pour tous les étudiants de cycles supérieurs et les jeunes chercheurs.

L’Association science et bien commun soutient la démarche des trois Fonds de recherche du Québec (FRQ) visant à élaborer une politique commune sur la conduite responsable en recherche. Une telle politique est nécessaire pour réaffirmer l’importance de valeurs et de principes devant guider l’activité scientifique, mais également pour renforcer la confiance du public en la science et se doter d’outils devant les nouveaux défis qui émergent en matière d’éthique et de responsabilité, par exemple dans le contexte du développement de nouvelles technologies.

Toutefois, le document proposé nous semble s’inscrire encore beaucoup trop dans une démarche déontologique qui prêche la vertu sans énoncer clairement les raisons possibles des manquements aux règles proposées. Autrement dit, le texte affirme qu’il faut bien se conduire sans évoquer les causes des conduites inacceptables et, en ce sens, nous semble aller à l’encontre de l’effort de sensibilisation et de formation qu’il recommande par ailleurs. Comme le savent tous les enseignants, un changement d’attitude et un apprentissage sont bien mieux intégrés quand en sont expliquées les raisons ou le sens et quand ils sont replacés dans le contexte vécu par les « apprenants ».

Par ailleurs, le cadre proposé néglige deux valeurs très importantes : la responsabilité sociale et la responsabilité environnementale. Cet oubli est lié à la vision déontologique trop étroite qui est proposée et qui ne fait pas de lien entre l’intégrité scientifique des chercheurs et leur éthique de la responsabilité sociale et environnementale. Pourtant, une enquête sur la formation à l’éthique de la science dans les universités québécoises conduite en 2008 (Piron 2008) a montré que cette responsabilité est une valeur très importante aux yeux des chercheurs, notamment les plus jeunes, les doctorants, qui aimeraient pouvoir en discuter lors de leur formation (voir annexes 3, 4 et 5). Dans l’enquête web « Les Québécoises, les Québécois et la science » (automne 2013), cette valeur reçoit d’ailleurs autant d’importance que l’honnêteté et la transparence (voir annexes 1 et 2).

Nous recommandons que les Fonds de recherche du Québec aillent au-delà de leur choix d’une pensée déontologique se limitant à la proscription de comportements et à la prescription de la vertu et lancent une réflexion collective au Québec sur les raisons des manquements à la conduite responsable en recherche et sur les moyens d’intégrer cette valeur dans une conception large de la responsabilité sociale et environnementale en recherche.

Encore un cadre déontologique qui prêche la vertu

La vision de l’éthique en recherche proposée par les FRQ avec la notion de « conduite responsable en recherche » nous semble trop limitée. Les valeurs que le document d’information associe à l’éthique en recherche sont évidemment importantes (par exemple, l’honnêteté, la confiance, l’intégrité, la probité intellectuelle, etc.), mais rien n’explique, même brièvement, ce qui, précisément, les menace.

Or des recherches récentes sur les rétractations d’articles, tout comme d’autres travaux internationaux sur la conduite responsable en recherche (Fanelli 2009, Fog 2012, Steen 2009, Van Noorden 2011), commencent à faire la lumière sur ce phénomène qui ne peut plus être simplement rapporté à des cas individuels exceptionnels, à des « pommes pourries ». « The growing body of research on research integrity clearly shows that the public’s investment in research is not adequately protected from irresponsible practice. Research is not uniformly “conducted with the highest ethical and intellectual standards“ », explique Stenek (2006). Une étude publiée à l’automne 2012 (Fang et al.) montre que, sur les rétractations d’articles des 10 dernières années, 63% l’ont été pour des causes d’inconduite (et non des erreurs de bonne foi). Ces travaux montrent que les manquements à l’intégrité en recherche sont bien plus le symptôme d’un problème large lié à l’organisation générale du monde de la recherche et aux politiques scientifiques nationales que celui d’une difficulté individuelle de comprendre et d’intégrer les valeurs de la conduite responsable en recherche. En ce sens, les codes déontologiques comme la Déclaration de Singapour (2012 qui semble vouloir « faire la leçon » aux chercheurs ne visent pas la bonne cible.

Pour lutter contre ce phénomène, objectif que nous partageons avec les FRQ, il nous parait essentiel de commencer par en trouver la cause, c’est-à-dire d’essayer de comprendre et de circonscrire ce problème en en validant ses liens avec, entre autres, le financement de la recherche (baisse des subventions publiques, incitation aux PPP sources de conflits d’intérêts), la professionnalisation de la science et la structure des carrières scientifiques (pression sur les chercheurs, compétition accrue). L’objectif d’« excellence en recherche », cité par le document d’information des FRQ, ne fait-il pas partie de cette pression à la performance qui, dans une ambiance de compétitivité intense, peut pousser les chercheurs à de l’inconduite ?

La question des conflits d’intérêts est majeure, car c’est bien souvent l’appât financier qui fait déraper certains chercheurs ou mêmes certaines universités, comme l’a montré l’affaire Nancy Olivieri (ACPPU 2008). Les universités québécoises certes ont promulgué des règlements sur les conflits d’intérêts. Mais dans quelle mesure sont-ils suivis, alors qu’un certain discours économique, porté notamment par la politique scientifique fédérale, valorise de plus en plus la figure du chercheur entrepreneur et les partenariats publics-privés plutôt que celle du savant dédié à l’avancement des connaissances ou du chercheur engagé dans la société qui ont besoin d’être appuyés par l’État? Le Québec est loin d’être à l’abri de ces situations puisque certains de ses chercheurs les plus financés sont clairement impliqués dans de réels conflits d’intérêts qu’ils omettent de révéler publiquement, ce qui jette un doute sur leur intégrité (Joelving 2011).

Pour aller plus loin que le cadre déontologique proposé par les FRQ, il nous semble nécessaire de développer une vision élargie de la responsabilité des chercheurs et des étudiants chercheurs, particulièrement en ce qui concerne les conséquences découlant des activités de la recherche (collecte de données, publications de résultats, applications, etc.). La responsabilité des chercheurs ne devrait pas se limiter à une « responsabilité professionnelle » liée aux normes instituées par une communauté scientifique donnée, mais se développer en tant que responsabilité sociale (avoir le souci des conséquences de nos travaux et de nos choix de publication sur la société) et responsabilité environnementale (avoir ce même souci pour l’environnement).

Une place privilégiée pour la responsabilité sociale et environnementale des chercheurs dans l’éthique en recherche

Cette ouverture de la responsabilité scientifique aux enjeux sociaux et environnementaux permet de dépasser le modèle canonique de la recherche scientifique « confinée en laboratoire » (Callon et al. 2001) et de s’ouvrir à de nouvelles pratiques de recherche : recherche collaborative, recherche-action, recherche participative, boutiques de science, innovation sociale, citizen science, laboratoires vivants, etc. Comment reconnaître, valoriser et faciliter de telles pratiques professionnelles chez les chercheurs et chez les étudiants ?

La vision que nous proposons correspond aux aspirations des répondants à deux enquêtes dont une partie portait sur les valeurs de la science.

Ainsi, dans une enquête menée en 2008 sur la formation en éthique de la science et de la recherche dans les universités québécoises (Piron 2008, annexe 4), les 228 répondants (étudiants et chercheurs) étaient invités à désigner, de manière ouverte, les principales valeurs que devrait transmettre une formation en éthique de la science et de la recherche. Les valeurs reliées à l’intégrité scientifique (honnêteté, transparence, intégrité, probité) ont été citées par 100 répondants; venaient ensuite les valeurs liées au respect du sujet de recherche (79 personnes) puis celles liées à la responsabilité sociale et environnementale (40).

Dans l’enquête de 2013 (annexe 2), c’est la rigueur qui est privilégiée par le plus grand nombre de chercheurs, suivie de l’objectivité. La responsabilité sociale et la responsabilité environnementale obtiennent à peu près le même nombre d’appuis que l’honnêteté et la transparence. Par contre, parmi les non-chercheurs, la responsabilité sociale des chercheurs obtient plus d’appuis que l’honnêteté ou la transparence, ce qui montre qu’elle sera de plus en plus importante pour maintenir la confiance du public dans la science.

Nous recommandons donc d’ajouter la responsabilité sociale et environnementale des chercheurs et des étudiants à la liste des valeurs qui sont associées par les FRQ à la conduite responsable en recherche. Il nous paraît fondamental que les chercheurs et les étudiants chercheurs se préoccupent des diverses conséquences découlant de leurs écrits, de leurs paroles et de leurs actes qui pourraient affecter des êtres humains, des collectivités, des sociétés ou encore l’environnement.

Pour développer une telle éthique de la responsabilité sociale des chercheurs, de la formation sera nécessaire et les étudiants en veulent, comme le montre l’enquête de 2008 (annexes 4 et 5 ; voir ci-dessous).

Mais il sera tout aussi important que les FRQ prennent le leadership pour développer des dispositifs de « public outreach » ou de « public engagement » dont un des buts est de conscientiser davantage les chercheurs aux valeurs et aux aspirations de la société qui est touchée par leurs découvertes et recherches. Les FRQ pourraient s’inspirer des Research Councils UK dont le site web propose une page consacrée à aux pratiques de « public engagement » qu’ils souhaitent favoriser (http://www.rcuk.ac.uk/).

L’apport d’un regard extérieur, celui du public, pourrait favoriser une réflexion éthique collective allant au-delà des enjeux professionnels, portant sur les finalités de la recherche, sa fonction sociale et la responsabilité des chercheurs envers la société qui les soutient.

En ce sens, nous recommandons que les FRQ mettent sur pied un comité permanent sur les enjeux éthiques de la recherche scientifique, composé de chercheurs de toutes les disciplines et de citoyens intéressés, qui lancent et animent des chantiers permanents, à l’image du comité d’éthique du CNRS dont les travaux touchent de multiples aspects du métier de chercheur (Leduc 2013 ; voir annexe 6).

La sensibilisation et la formation à la conduite responsable en recherche

Dans le document d’information des FRQ, il est question à plusieurs reprises de mesures de sensibilisation et d’éducation à la conduite responsable en recherche qui doivent accompagner cette politique. Nous croyons également qu’il est important que les chercheurs soient mieux outillés pour réfléchir à ces questions dans le cadre de leurs pratiques de recherche.

Différentes initiatives sont proposées. Ces initiatives, bien qu’intéressantes, ne nous semblent pas suffisantes pour favoriser un véritable espace de réflexion interdisciplinaire et de dialogue sur ces questions par les chercheurs et les étudiants chercheurs (voir Doucet, 2010).

Plusieurs organismes internationaux comme l’UNESCO et l’International Council for Science (1999) ont d’ailleurs recommandé que l’éthique fasse partie de la formation de tous les chercheurs (Hansen, 2006). Il en est notamment question dans le document Science Agenda – Framework for Action qui a été adopté par la World Conference on Science (1999).

Actuellement, dans les universités québécoises, l’éthique et la responsabilité en recherche dans la formation des étudiants chercheurs sont présentes de manière extrêmement variable selon les programmes, les départements et les institutions universitaires, comme le montre l’enquête menée en 2008 par Florence Piron.

Nous recommandons ainsi que tous les étudiants des cycles supérieurs, ainsi que les jeunes chercheurs, suivent une formation de base en éthique de la recherche et de la science. Cette initiation pourrait même commencer au premier cycle universitaire, car nombreux sont les emplois qui impliquent une compréhension minimale de la « nature de la science ». De plus, ce serait aussi une façon d’enrichir la culture scientifique des Québécois en général, ces étudiants de premier cycle se retrouvant par la suite dans toutes les strates de la société et pouvant devenir des participants à des projets de recherche. Piron (2013) propose même de commencer cette sensibilisation pendant l’enfance et l’adolescence, par le biais du jeu.

Cette formation devra miser sur l’identité morale des chercheurs, en les formant davantage à l’histoire, à la sociologie et l’économie de la science, notamment au décodage des politiques scientifiques, afin qu’ils soient moins naïfs, plus avertis des pièges et des risques liés aux conflits d’intérêts et plus conscients de leurs responsabilités vis-à-vis des citoyens et de la société qui les appuie.

Références

Association canadienne des professeurs et professeurs d’université (2008) « L’affaire Apotex Inc. c. Olivieri. » En ligne à : http://www.caut.ca/fr/enjeux/liberte-academique/les-cas-touchant-la- liberté-académique/dr-nancy-olivieri/l-affaire-apotex-inc-c-olivieri-une-atteinte-a-la-liberte- academique.

Cetto, Anna Maria (2000), Proceedings of the WCS, UNESCO, p. 482. En ligne. http://www.unesco.org/science/wcs; voir sous ‘proceedings’.

Déclaration de Singapour (2012) sur l’intégrité en recherche (2010). En ligne à http://www.singaporestatement.org/Translations/SS_French.pdf

Doucet, Hubert (2010), « De l’éthique de la recherche à l’éthique en recherche », Éthique publique, vol. 12, no 1. En ligne : http://ethiquepublique.revues.org/88.

Fanelli, D et al. (2009), «How Many Scientists Fabricate and Falsify Research? A Systematic Review and Meta-Analysis of Survey Data », PLoS One. 29;4(5):e5738. doi: 10.1371/journal.pone.0005738.

Fang, F. et a. (2012) « Misconduct accounts for the majority of retracted scientific publications ». Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA, http://www.pnas.org/content/early/2012/09/27/1212247109.

Fog, Lisbeth (2012) « Les académies de sciences lancent un guide universel pour contrer la fraude » Site Sci-Dev. En ligne : http://www.scidev.net/afrique-sub- saharienne/education/actualites/les-acad-mies-de-sciences-lancent-un-guide-universel-pour- contrer-la-fraude.html

Hansen, Tom B. (2006), « Academic and social responsability of scientists », Journal on Science and World Affairs, vol. 2, no 2, p. 71-92.

Joelving, Frederik (2011) « Financial transparency skin-deep at medical journals », Reuters, En ligne à : http://www.reuters.com/article/2011/06/08/us-medicaljournals-conflicts- idUSTRE75761520110608

Leduc, Michèle (2013) L’éthique au CNRS. Présentation powerpoint. En ligne à : En ligne : http://www.cnrs.fr/inp/IMG/pdf/presentation_ethique_au_cnrs.pdf

Piron, Florence (2013) « Citoyenneté, pensée critique et science. Comment sensibiliser les jeunes aux liens entre ces trois dimensions de la démocratie contemporaine? », Revue Apprendre et enseigner aujourd’hui, la revue du conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec. Vol 3, pp 6-9.

Piron, Florence (2008) Enquête sur la formation en éthique de la science et de la recherche au Québec, Rapport adressé à la Commission de l’éthique de la science et de la technologie.

Steen, G. et al. (2009) « Why Has the Number of Scientific Retractions Increased? » PLoS One 29;4(5):e5738. En ligne : doi: 10.1371/journal.pone.0005738.

Stenek, Nicholas (2006), « Fostering Integrity in Research: Definitions, Current Knowledge, and Future Directions », Science and Engineering Ethics, 12, 53-74

United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization et International Council for Science (1999), Science Agenda – Framework for Action. En ligne : http://www.unesco.org/science/wcs/eng/framework.htm

Van Noorden, Richard (2011) « Science publishing: The trouble with retractions », Nature 478, 26-28. En ligne à : http://www.nature.com/news/2011/111005/full/478026a.html

 

Informations sur l’organisation :

L’Association science et bien commun, fondée en juillet 2011 par un groupe de chercheurs et d’étudiants québécois, a pour mission de stimuler la vigilance et l’action pour une science publique au service du bien commun.

Contact : scienceetbiencommun@gmail.com

Ce mémoire a été rédigé par Mélissa Lieutenant-Gosselin, secrétaire du CA et Florence Piron, présidente du CA.

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Pour une politique scientifique au service du bien commun Copyright © 2015 by Florence Piron is licensed under a Creative Commons Attribution 4.0 International License, except where otherwise noted.

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