Florence Piron
Il y a à peine deux siècles, le philosophe royaliste Joseph de Maistre écrivait ceci :
Quant à la science, c’est une chose très dangereuse pour les femmes. On ne connaît presque pas de femmes savantes qui n’aient été ou malheureuses ou ridicules par la science […] Les femmes qui veulent faire les hommes ne sont que des singes ; or c’est vouloir faire l’homme que de vouloir être savante.
Joseph de Maistre (1808), Lettres et opuscules inédits, 2 vol., Paris, A. Vaton, 1861.
Pourtant, à son époque vivaient des femmes remarquables qui, sans accès aux institutions universitaires, ont quand même réussi à contribuer de manière significative au patrimoine scientifique de l’humanité : Sophie Germain et Mary Anning notamment, mais aussi Émilie du Châtelet ou Mme d’Arconville et plusieurs autres dans différents pays d’Europe. À ces femmes savantes du XVIIIe siècle s’ajoute une liste croissante de femmes de science de tous les continents qui ont fait évoluer le savoir scientifique de manière marquante ou qui, œuvrant en science, ont contribué au bien commun grâce à un engagement social, politique ou éthique remarquable.
Malheureusement, ces femmes sont peu connues, y compris par leurs concitoyens et concitoyennes. Ainsi, dans l’enquête Web Les Québécoises, les Québécois et la science pilotée par l’Association science et bien commun en octobre 2013, seules 80 femmes ont été nommées en réponse à la question « Nommez trois scientifiques québécois vivants (hommes ou femmes), peu importe le domaine », alors que 372 hommes ont été identifiés. Parmi ces 80 femmes, l’astronaute Julie Payette a été citée 46 fois, loin devant la suivante, Christiane Ayotte, directrice du laboratoire de contrôle du dopage sportif à l’INRS-Santé à Montréal, citée 9 fois. Ces deux femmes sont souvent présentes dans les médias. Parmi les hommes, l’astrophysicien Hubert Reeves a été cité 212 fois devant le communicateur et astronome Pierre Chastenay (33 fois) et le Dr Richard Béliveau (29 fois). 1506 noms avaient ainsi été collectés parmi les 502 personnes qui ont répondu à l’enquête.
C’est dans le but de mieux faire connaitre les femmes de science, du Québec ou d’ailleurs, et de leur rendre hommage que l’Association science et bien commun a lancé un projet de livre participatif au printemps 2014. Son but? Proposer une série de brefs portraits de femmes savantes et de femmes de science, accompagnés de références pertinentes. La méthode? La science citoyenne, c’est-à-dire le recours au savoir et à l’intelligence de personnes passionnées de science, qu’elles soient ou non des spécialistes scientifiques. Chacun des chapitres/portraits qui compose ce livre a ainsi été rédigé par une personne qui a souhaité faire connaitre une femme de science qui l’intéresse ou l’inspire.
Le choix de ces vingt femmes reflète les intérêts et l’engagement des personnes qui en ont fait le portrait. Le tome 2 accueillera d’autres portraits dans des éditions ultérieures! Une liste de plus de 200 noms attend les propositions d’auteures et auteurs.
Les vingt portraits proposés dans ce premier tome sont classés par ordre chronologique. À la différence de plusieurs anthologies antérieures (voir la bibliographie), les femmes présentées ici proviennent de plusieurs continents et de disciplines très variées, incluant la philosophie et les sciences sociales. Plusieurs sont décédées ou ne sont plus actives en recherche scientifique, mais d’autres sont encore au travail, avec une contribution à la science ou au bien commun qui semble déjà significative.
En effet, les femmes présentées dans ce livre ne sont pas seulement des scientifiques « performantes », des premières de classe ou des détentrices de records. Ce sont des femmes courageuses, qui ont souvent dû affronter l’ordre social dominant, le scepticisme, les moqueries ou l’indifférence de leur entourage et de leurs collègues, mais qui ont en général fini par trouver, bien que parfois au bout de plusieurs décennies, des appuis, notamment parmi leurs collègues masculins, à leur désir de penser et de créer de la connaissance. En plus de leur travail scientifique, certaines de ces femmes ont choisi de s’engager politiquement, de militer pour un monde plus juste, plus équitable, développant parfois de remarquables talents littéraires qu’elles ont mis au service des causes qui leur tenaient à cœur.
Comme l’ont noté plusieurs spécialistes des rapports entre les femmes et les sciences, de tels récits de vie peuvent être utiles à ceux et celles qui sont à la recherche d’idées pour attirer davantage de femmes dans les disciplines universitaires où elles sont encore minoritaires (technologie, mathématiques, philosophie). Mais ces récits proposent aussi des modèles, des manières de faire de la science qui ne peuvent se limiter au modèle du chercheur masculin enfermé dans son laboratoire/tour d’ivoire. Ces femmes de science savent que la science fait partie de la société et que choisir la science, c’est à la fois changer la société, mais aussi changer la science, la rendre plus sensible aux enjeux sociaux réels.
Bonne lecture!