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Philippe Etchecopar

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Mathématiques et révolution ont été les deux passions de Sophia Kovalevskaïa, même si elles étaient étrangères à son milieu, l’aristocratie russe du milieu du XIXe siècle. Les seules passions admises pour les jeunes filles de ce milieu et de cette époque ne pouvaient porter que sur leurs maris et leurs enfants.

Une jeunesse entre mathématique et révolte

Aristocratique, la famille de Sophia avait cependant une tradition scientifique. Son grand-père, le général Fedor Schubert, avait mesuré la Terre; son père, le général d’artillerie Vassili Korvin-Kroukovski, était familier des mathématiques. On dit d’ailleurs que la jeune Sophia s’initia aux mathématiques avec les feuilles de cours du mathématicien Ostrogradsky, ami de la famille, que ses parents avaient utilisées comme tapisserie pour sa chambre.

À cette époque, les Tsars régnaient avec un pouvoir absolu; seuls des étudiants et des intellectuels s’opposaient, souvent violemment, à cette tyrannie. Le nihilisme, décrit par Tourgueniev dans son roman Pères et fils (1863), était en vogue chez ces jeunes. Ce fut Anna, la sœur aînée de Sophia, qui lui fit découvrir les injustices sociales et l’éveilla au nihilisme. Anna, qui voulait devenir écrivaine, fréquentait des intellectuels dont Dostoïevski : Sophia en tomba amoureuse à 13 ans! Il faut souligner qu’à cette époque, près de la moitié des 60 millions de Russes étaient des serfs, autrement dit des esclaves! La bataille contre cet esclavage fut gagnée 1861, après une grande mobilisation de la jeunesse.

Les jeunes filles nihilistes avaient trouvé un moyen pour fuir leur milieu et faire des études : contracter un « mariage blanc », c’est-à-dire un mariage pour la forme dans lequel chacun des «époux » conservait sa liberté. C’est ce que fit Sophia à l’âge 18 ans, en se mariant avec un jeune aristocrate, Vladimir Kovalevski, nihiliste lui aussi, que lui présenta sa sœur Anna. Vladimir avait participé à l’insurrection polonaise de 1863, mais n’était pas mathématicien. D’où des relations houleuses avec Sophia. Il était géologue, allait fonder la paléontologie évolutive et traduire Darwin.

Ils s’installèrent en Allemagne comme étudiants à l’Université d’Heidelberg. Devant son talent, les professeurs de Sophia lui conseillèrent d’aller à l’Université de Berlin suivre les cours de Karl Weierstrass qui venait de clarifier les fondements du calcul différentiel.

Comme l’Université de Berlin était interdite aux femmes – elles ne pouvaient même pas y pénétrer-, Weierstrass accepta de lui donner des cours particuliers. Il dira que Sophia était l’étudiante la plus brillante qu’il ait eue.

Révolution à Paris

En 1871, Paris entra en révolution. Anna, dont le mari avait participé à une révolte à Lyon, en France, et Sophia se portèrent volontaires comme brancardières pour participer à cette révolution appelée « La Commune de Paris ». La Commune fut écrasée dans le sang en mai 1871, pendant la trop célèbre « semaine sanglante ». Le mari d’Anna fut condamné à mort mais s’évada, tandis que Sophia retourna à Berlin travailler avec Weierstrass.

Mathématiques

Sophus Lie, mathématicien célèbre et contemporain de Sophia, affirmait : « Parmi toutes les disciplines mathématiques, la théorie des équations différentielles est la plus importante. Elle fournit l’explication de toutes les manifestations élémentaires de la nature où le temps est impliqué ». Les équations aux dérivées partielles apparurent vers la fin du XVIIIe siècle,  pour étudier la propagation des ondes avec D’Alembert, puis la propagation de la chaleur avec Fourier. Les équations aux dérivées partielles sont omniprésentes en mathématiques et en sciences : mécanique des fluides, mécanique quantique, finance, etc. Ce sont des équations où figurent des fonctions à plusieurs variables et leurs dérivées. Résoudre une équation aux dérivées partielles, c’est déterminer la fonction qui, avec ses dérivées, vérifie l’équation.

Les équations aux dérivées partielles étaient le domaine de Sophia. Le mathématicien Cauchy avait travaillé sur ce sujet, puis Sophia en généralisa la portée pour aboutir à un théorème fondamental propre à une certaine classe d’équations aux dérivées partielles. Le théorème de « Cauchy-Kovalevskaïa » établit, sous certaines conditions, l’existence et l’unicité de solutions à une équation aux dérivées partielles assez générale.

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Curieusement ce théorème associe deux mathématiciens aux idées politiques diamétralement opposées. Alors que Sophia était nihiliste, Cauchy était un ultraroyaliste qui avait horreur de la démocratie : il a préféré s’exiler plutôt que de vivre dans une France qui, après la révolution de 1830, avait introduit quelques éléments de parlementarisme!

En 1874, pour ses travaux, Sophia fut la première femme à obtenir le titre de docteur en Allemagne et la seconde dans l’histoire après l’italienne Maria Agnesi.

Retour en Russie

En 1876, Sophia retourna en Russie. Elle finit par tomber amoureuse de son mari, eut une fille en 1878, mais ne put travailler en mathématiques. De son côté, son mari se ruina en spéculant puis se suicida en 1883 en avalant du formol.

Retour aux mathématiques, en Suède

Sophia retourna alors en Europe de l’Ouest mener la vie de mathématicienne qu’elle aimait. Elle eut d’abord beaucoup de difficultés pour trouver un poste dans une université. Les postes étaient rares et tacitement réservés aux hommes. Le dramaturge Strindberg écrivit même à son propos : « Un professeur femme est un phénomène pernicieux et déplaisant ; on pourrait même dire, une monstruosité »…

Elle finit par rencontrer le mathématicien suédois Mittag-Leffler, plus progressiste, qui l’apprécia davantage :

C’est une femme fascinante. Elle est belle […]. Comme savante, elle se distingue […] par une extraordinaire rapidité de compréhension.

En 1883, sa réputation étant établie,  elle fut nommée, grâce à l’appui de Mittag-Leffler, « Privatdozen » à l’Université de Stockholm. En fait, l’Université ne lui versait pas de salaire, ce sont les étudiants qui la payaient.

Les journaux font de moi une princesse, mais je préfèrerai qu’on me donne un salaire, commenta-elle!

Une reconnaissance tardive?

Le problème auquel Sophia s’attaqua alors fut de déterminer le mouvement d’un solide autour d’un point fixe lorsqu’il est soumis à la pesanteur. Euler l’avait étudié lorsque le point fixe correspond au centre de gravité. Lagrange, vers la fin du XVIIIe siècle, avait traité un cas plus général, lorsque le point fixe ne correspond plus au centre de gravité, mais est situé sur l’axe de rotation. Dans son travail, Sophia poursuivit l’étude de Lagrange pour un corps asymétrique où le centre de masse n’est pas sur un axe à l’intérieur du corps. C’est la « Toupie de Sophia Kovaleskaia ». Ce sont là des mathématiques très actuelles relevant des équations différentielles.

Le système d’équations différentielles ci-dessous, traduisant les lois de conservation de l’énergie et du moment par rapport à l’axe, est le point de départ du travail de Sophia :

Travail de sophia

Il restait à intégrer ce système, ce fut le travail de Sophia.

Ce résultat inspira de nombreux autres mathématiciens dont Poincaré. Il permit à Sophia d’étudier la rotation des anneaux de Saturne.

Ce travail lui valut le prix Bordin de l’Académie des sciences de Paris en 1888, puis le prix de l’Académie des sciences de Stokholm.

La littérature

Pour Sophia, mathématiques et littérature permettaient d’imaginer le monde pour le comprendre. Elle disait :

Il est impossible d’être mathématicien sans être poète dans l’âme … les mathématiques sont la science qui demande le plus d’imagination.

En littérature, son inspiration était liée à l’injustice dont elle était témoin :

Un état démocratique, s’il n’est pas vraiment socialiste, est la plus grande horreur que l’on puisse rencontrer!

Son premier roman, Les sœurs Rajevski pendant la Commune, ne fut pas édité. Son roman le plus connu, écrit tardivement, Une nihiliste, est en partie autobiographique. Il raconte la vie d’une jeune aristocrate russe, Vera, qui découvre l’esclavage et la misère des serfs. Comme forme de lutte, Vera se lance dans l’éducation des jeunes paysans puis estime que seule une révolution peut mettre fin à cette misère. Comme elle assiste au procès de camarades nihilistes, elle tombe amoureuse de l’un d’entre eux et le suit au bagne en Sibérie. Vera a trouvé la cause qui justifie sa vie!

Le combat des femmes

Sophia Kovaleskaïa s’est battue toute sa vie pour améliorer le statut des femmes, en sciences comme dans la vie. Elle écrivait ainsi :

Il y a intérêt pour l’homme lui-même à retirer la femme de la vie stagnante du dîner, du bal et du concert pour la jeter au grand air des belles choses.

Elle a dû subir bien des vexations. Ainsi alors que Mittag-Leffler avait proposé qu’elle soit élue à l’Académie des sciences, sa candidature fut rejetée. Le secrétaire de l’Académie avait déclaré  : « Si l’Académie commence à élire des femmes parmi ses membres, dans quelles espèces irons-nous chercher les suivants, auquel des êtres de la création s’arrêtera-t-elle  ? ». Puis, lorsque, appuyée par Poincaré, elle obtint le prix Bordin, la femme du mathématicien Hermite s’exclama : « Faudra-t-il l’inviter alors dans notre salon  ? »

Ses différents combats la firent reconnaître en dehors des mathématiques. Ainsi, récemment, la pièce de théâtre Les cas de Sophie K, de Jean François Peyret, eut un certain succès à Paris. Plus près de nous, l’écrivaine canadienne Alice Munro, prix Nobel 2013 de littérature, a consacré une nouvelle aux derniers jours de Sophia. Son titre : « Trop de bonheur! » (Éditions Olivier).

Une de ses remarques peut résumer sa vie :

Je pense que ma destinée est de servir la vérité dans les sciences mais aussi de travailler pour la justice en ouvrant de nouveaux chemins pour les femmes.

Références

Les citations sont extraites des références ci-dessous.

Sophie Kovalevskaïa, Une nihiliste, traduit du russe par Michel Niqueux, Paris, Éditions Phebus, 2004, 175 p.
http://rh19.revues.org/651

Souvenirs d’enfance de Sophia Kovalevskaïa.
http://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Kovalevskaia%20-%20Souvenirs%20d’enfance.htm

Portrait de Sophia Kovaleskaia par la mathématicienne Michèle Audin.
http://images.math.cnrs.fr/Les-deux-idees-de-Sofia.html

Sophia Kovaleskaia par André Ross de la revue Accromath
http://www.lozedion.com/wp-content/uploads/2013/09/Kovalevska%C3%AFa.pdf

Travaux mathématiques de Sophia dans Acta Mathematica, 1889, Volume 12, Issue 1, pp 177-232.
http://link.springer.com/journal/11511/12/1/page/1

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