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Ariane Gagnon-Légaré

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Aujourd’hui une nonagénaire pétillante qui répond à ses courriels illico, Ursula Franklin a derrière elle une vie riche et engagée. Elle quitta l’Allemagne peu après la Seconde guerre mondiale et émigra au Canada. Elle y mena une carrière scientifique de pointe et joua en parallèle un rôle de premier plan dans plusieurs luttes sociales. À ce jour, elle milite pour la paix, l’environnement, les femmes et la justice sociale, tout en réfléchissant aux interrelations entre technologies et société.

D’Allemagne à Toronto

Ursula Franklin manifeste un dynamisme remarquable et ce, dans une diversité de domaines. Elle raconte être bénie d’avoir eu des parents incroyablement bons et compréhensifs. Eux-mêmes universitaires, « ils comprenaient que l’ensemble des méthodes de l’intellect sont importantes et doivent être cultivées ». Toute petite déjà, une part d’elle se demandait « Pourquoi? Comment? »

Ursula débuta sa carrière en Allemagne, pendant la Deuxième guerre mondiale. Juive, elle fut alors emprisonnée, puis affectée à la réparation d’édifices bombardés. Elle poursuivit ses études après la guerre et décrocha en 1948 un doctorat en physique expérimentale à la Technische Universität Berlin.

L’année suivante, elle émigra au Canada. Elle s’installa à Toronto, où elle entreprit des études postdoctorales à la University of Toronto. Elle œuvra ensuite pendant 15 ans pour le Fonds de la recherche de l’Ontario.

Une chercheuse efficace

Au début des années 60, Ursula mena des recherches sur les taux de strontium-90 – un isotope radioactif relâché par les essais nucléaires aériens – qu’on retrouvait dans les dents des enfants. Ses recherches et son engagement sont reconnus comme ayant contribué à l’abandon de ces essais par les États-Unis d’Amérique, à la fin des années 60.

En 1967, Ursula Franklin devint la première femme professeure au Department of Metallurgy and Materials Science de la U of T. Elle y enseigna pendant plus de 40 ans. Ursula est une pionnière de l’archéométrie, une science qui applique l’analyse moderne des matériaux à l’archéologie. Elle travailla ainsi à la datation de bronze, de cuivre et de céramiques préhistoriques. Elle dit apprécier avoir contribué à une prise de conscience d’un fil conducteur entre la qualité du travail des ingénieures et ingénieurs d’aujourd’hui, et la qualité, les savoirs et la compétence des peuples qui nous ont précédés.

Dans les années 1970, en tant que membre du Conseil des sciences du Canada, Ursula Franklin présida une étude remarquée sur la conservation des ressources et la protection de la nature. Le rapport de cette étude, publié en 1977, proposait une gamme de mesures pour réduire notre surconsommation qui dilapidait les ressources et prévenir ses conséquences sur l’environnement. Ce travail contribua à développer sa pensée sur la complexité de la société moderne et technologique et la place qu’on laisse aux technologies

En 1984, elle fut la première femme nommée University Professor, le plus haut rang décerné par la U of T. Elle est toujours associée au Massey College de cette université. Au fil de sa carrière académique, elle publia plus d’une centaine d’articles scientifiques et de contributions à des livres, portant sur la structure et les propriétés des métaux et alliages, mais également sur l’histoire des technologies et leurs effets sur la société.

Ursula affirme que

Les technologies correspondent à des systèmes, soit des méthodes, des procédures, une organisation, mais surtout une posture mentale.

Elle soutient que les méthodes technologiques dominent le monde, et s’intéresse en particulier aux répercussions des technologies sur la justice et la paix. Les technologies ne sont pas neutres. Elle distingue d’abord les technologies qui facilitent le travail de celles qui facilitent le contrôle. Elle différencie également les technologies holistiques, utilisées par les artisanes et les artisans qui maîtrisent leur processus de travail, des technologies prescriptives, qui divisent le travail en étapes distinctes et standardisées. Elle signale que la dominance des technologies prescriptives décourage la pensée critique et favorise le conformisme.

Les femmes et la science

Avec le recul, Ursula identifie deux types principaux d’obstacles auxquels font face les femmes en science. D’une part, il y a les structures habituellement très hiérarchiques au sein desquelles la recherche et l’enseignement prennent place, et ce, encore aujourd’hui. Les femmes doivent ainsi choisir avec soin leur environnement de travail. Elle précise que la présence de « dames patriarcales » n’atténue pas cette situation. En second lieu, et c’est un obstacle qu’elle estime plus sérieux, elle note que les questions et les enjeux pour lesquels on accorde du financement sont souvent étrangers à sa manière de penser et à une utilisation optimale de ses habiletés. Elle considère d’ailleurs que les entraves aux recherches sur des questions à portée humaine plutôt que commerciale sont beaucoup plus importantes aujourd’hui qu’au début de sa carrière.

Une femme engagée

Parallèlement à son travail scientifique, Ursula s’est engagée dans plusieurs combats pour une plus grande justice sociale. Ainsi, au sein même de son milieu de travail, après sa retraite, elle mena avec d’autres professeures un recours collectif contre la University of Toronto, alléguant que cette dernière s’est enrichie aux dépens d’elles, en les payant moins que leurs collègues masculins. Grâce à un règlement hors cour, une soixantaine de professeures reçurent une compensation pour leurs salaires et pensions inférieurs.

Ursula Franklin œuvre résolument pour un monde plus paisible. En 1968, impliquée au sein de Voice of Women (VOW, aujourd’hui Canadian Voice of Women for Peace), elle présenta en compagnie de la présidente de VOW une note à la Chambre des communes exposant comment le Canada et les États-Unis d’Amérique se sont engagés dans des accords militaires sans tenir d’abord un débat public approprié. Toujours au sein de VOW, Ursula milita pour que le gouvernement canadien délaisse ses recherches sur les armes chimiques et biologiques, et investisse plutôt dans des recherches sur l’environnement et la médecine préventive. L’année suivante, les deux femmes se présentèrent devant un comité sénatorial pour demander que le Canada se retire de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord et crée une agence pour chapeauter le désarmement du Canada.

Ursula participa dans les années 1980 à une campagne pour un droit citoyen à l’objection de conscience face aux impôts utilisés à des fins militaires. L’objectif était d’étendre le droit reconnu d’être exempté de service militaire sur la base de notre conscience au droit de refuser que nos taxes et impôts soutiennent des activités militaires. La cause a été défendue, mais perdue, devant les tribunaux.

Pragmatique, Ursula confie que de conjuguer travail, militantisme et vie familiale lui a permis de ne pas surestimer son rôle dans l’une ou l’autre de ces sphères :

Je pouvais prendre congé de rencontres de comités pour être à la maison avec les enfants, mais je pouvais aussi expliquer à nos enfants que j’avais du travail à faire ou des copies à corriger et qu’ils ne pouvaient toujours être le centre de l’univers!

Ursula souhaite qu’on se souvienne d’elle en tant que collaboratrice. Elle souligne notamment sa collaboration à bâtir des ponts entre disciplines,

des ponts bâtis par la compétence, pas par des poignées de main, pas en étant gentille, pas en prenant une bière avec une personne, mais en étant très sérieuse, très exigeante en termes de qualité, d’originalité, tout en étant ouverte et prête à me retirer pour laisser de la latitude à la compétence des autres.

Elle milite toujours pour que les femmes embrassent une carrière scientifique, pour la paix et la justice sociale, ainsi que pour une prise en compte éclairées des effets des technologies sur le devenir de notre société. Contemplant sa vie, elle remarque :

Je peux voir comment je me suis toujours démenée pour répondre à une question fondamentale : Comment peut-on vivre et travailler en tant que pacifiste ici et maintenant, et contribuer à structurer une société où l’oppression, la violence et les guerres régressent alors que la coopération, l’égalité et la justice s’installent?

Prix

  • 1981 Nommée officière de l’Ordre du Canada, puis en 1992, compagnonne de l’Ordre
  • 1982 Récipiendaire du prix du mérite de la Ville de Toronto
  • 1984 Nommée University Professor, par la University of Toronto
  • 1985 Membre honoraire de la Delta Kappa Gamma Society International for Women Educators
  • 1987 Récipiendaire du prix Elsie Gregory McGill Memorial
  • 1989 Récipiendaire du prix Wiegand
  • 1990 Mie en nomination, Ordre de l’Ontario
  • 1991 Récipiendaire d’une médaille du Jubilé d’or, puis plus tard de celle du Jubilé de diamant du Gouverneur général du Canada
  • 1991 Récipiendaire de la médaille Sir John William Dawson de la Société royale du Canada
  • 1995 Une école secondaire torontoise – la Ursula Franklin Academy – est nommée en son honneur
  • 2001 Récipiendaire de la médaille Pearson pour la paix
  • 2004 Lauréate du prix Adrienne Clarkson du Massey College
  • 2012 Admise au Panthéon canadien des sciences et du génie

Récipiendaire de plus d’une douzaine de doctorats honorifiques d’autant d’universités canadiennes

Oeuvres principales

Franklin, Ursula (1984), Knowledge reconsidered : a feminist overview = Le savoir en question : vue d’ensemble féministe, Ottawa, Canadian Research Institute for the Advancement of Women, 110 p.

Franklin, Ursula (1985), Will women change technology or will technology change women?, Ottawa, Canadian Research Institute for the Advancement of Women, 23 p.

Franklin, Ursula (1992), The Real World of Technology (CBC Massey lectures series), Toronto, House of Anansi Press Limited,224 p.

Franklin, Ursula (1996), Every Tool Shapes the Task: Communities and the Information Highway (Discussion Series #5), Vancouver, Lazara Press, 13 p.

Franklin, Ursula (2006) The Ursula Franklin Reader: Pacifism as a Map, Toronto, Between the Lines Books, 384 p.

Franklin, Ursula et Sarah Jane Freeman (2014), Ursula Franklin Speaks: Thoughts and Afterthoughts, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 272 p.

Références

“Ursula Franklin Materials Scientist, Humanitarian & Graduate”, University of Toronto Great Past. University of Toronto.
www.greatpast.utoronto.ca/GreatMinds/ShowBanner.asp?ID=32.

(2012), “U of T Engineers Inducted into Canadian Science and Engineering Hall of Fame”, Faculty of Applied Science and Engineering, University of Toronto.
http://news.engineering.utoronto.ca/u-t-engineers-inducted-canadian-science-engineering-hall-fame/

“Ursula Franklin”, Wikipedia, The Free Encyclopedia, Wikimedia Foundation.
http://en.wikipedia.org/wiki/Ursula_Franklin.

“Ursula Martius Franklin”, Musée des sciences et de la technologie du Canada, Gouvernement du canada.
http://www.sciencetech.technomuses.ca/francais/about/hallfame/u_i53_f.cfm.

NB. Ursula Franklin a accepté de répondre à quelques questions en vue de ce portrait et nous la remercions chaleureusement.

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Femmes savantes, femmes de science Copyright © 2014 by Ariane Gagnon-Légaré is licensed under a Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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