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Philippe Etchecopar
La mathématicienne française Michèle Audin est née en 1954 à Alger. Sa vie est au croisement des mathématiques, de la littérature et de l’histoire.
Une vie en mathématiques
Michèle Audin est une spécialiste de la géométrie symplectique et des systèmes dynamiques. Les systèmes dynamiques sont des systèmes qui évoluent au cours du temps. C’est une branche des mathématiques qui se développe rapidement, car les phénomènes dynamiques se retrouvent dans de nombreux domaines de la science, y compris en sciences humaines; les progrès de l’informatique en permettent des études et des simulations de plus en plus détaillées.
En géométrie, le mot « symplectique » a été introduit par le mathématicien Herman Weyl au début du 20e siècle. Il provient du mot latin complexus, d’où découle le mot « complexité » qui traduit l’idée d’entrelacement. Cette branche des mathématiques se rattache à la mécanique newtonienne liant les trajectoires d’un corps à son contexte : forces qui lui sont appliquées, conservation de l’énergie, de la quantité de mouvement, du moment cinétique, etc La position d’un corps dans l’espace est définie par ses trois coordonnées. Mais un corps peut aussi être défini par d’autres quantités comme les variations de chacune des coordonnées. L’ensemble de ces quantités définit un point dans un certain « espace » qui n’est plus l’euclidien à trois dimensions et qui a été appelé « espace des phases » par Poincaré. Dans cet espace sont définies les évolutions du système mécanique selon des trajectoires souvent nommées « attracteurs étranges » car elles dessinent d’étranges figures périodiques sans s’intercepter.
La géométrie symplectique est très utile pour étudier cet espace des phases. L’évolution d’un système peut être déterminée si on connaît son contexte et les données à un instant particulier. C’est dans cet espace des phases que Poincaré a montré qu’une infime variation d’une condition initiale peut modifier complètement la trajectoire mais que celle-ci demeure dans la même région de cet espace. C’est la théorie du chaos avec, par exemple, le fameux papillon de Lorentz où l’on voit que les trajectoires du système météo de Lorentz s’entrelacent les unes autour des autres dans un volume borné sans jamais se couper. Michèle Audin a travaillé sur les systèmes mécaniques dits « hamiltoniens » définis par Hamilton au XIXe siècle et les a reliés à la géométrie symplectique. L’intégrabilité des systèmes hamiltoniens et leurs liens avec la géométrie symplectique ont été le domaine de recherche de Michèle Audin.
Une vie en littérature
La littérature est une autre passion de Michèle Audin. Elle est d’abord une membre active du groupe de l’Ouvroir de Littérature Potentielle (Oulipo). C’est un groupe fondé par des mathématiciens, des écrivains et des poètes fascinés par les liens entre les mathématiques et la poésie. Parmi ceux qui y ont participé, on note Raymond Queneau, Georges Perec, Italo Calvino et des mathématiciens comme Jacques Roubaud, Claude Bergé, etc.
La littérature potentielle est une littérature sous contrainte. Selon Raymond Queneau, l’auteur oulipien est « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », qui s’impose des contraintes à travers lesquelles il doit faire œuvre d’imagination. Ces contraintes sont les structures que l’on retrouve en mathématiques (algèbre, informatique) comme en poésie (sonnets, haikus japonais…) Les oulipiens jouent avec ces structures non pas comme des entraves mais comme des tremplins pour l’imagination. Les dédales du labyrinthe ne servent qu’à stimuler l’imagination pour en trouver l’issue.
C’est ainsi que Michèle Audin a écrit Mai, Quai Conti sur les liens entre l’Académie des sciences et la révolte de la Commune de Paris en 1871, les communards ayant souvent manifesté leur confiance dans la science, ce qu’on ignore généralement. Dans ce texte, Michèle Audin s’est imposée une contrainte qui lui donne un aspect fascinant : les relations entre les personnages sont dictées par les positions des points dans une figure de géométrie tirée du théorème de Pascal.
Elle a aussi traité des rapports entre les mathématiciens et leur temps, dans Souvenirs sur Sophia Kovalevskaia dont elle a souligné l’œuvre mathématique dans un domaine proche du sien, mais aussi l’implication dans les luttes sociales de son temps. Dans Fatou, Julia, Mantel, le grand prix des sciences mathématiques de 1918 et après, elle montre les réalisations de mathématiciens en lien avec la tragédie que fut la guerre de 1914-1918. Avec Une histoire de Jacques Feldbau, elle raconte la vie et la mort en déportation de ce mathématicien, ainsi que la répression subie par les mathématiciens juifs durant la Seconde Guerre mondiale.
La vie brève traite d’un sujet beaucoup plus personnel : il s’agit de la mort de son père, figure emblématique de la lutte anticoloniale, mais surtout de sa vie et de ce qu’il a laissé à l’histoire et à sa famille, comme nous le verrons ci-dessous.
Michèle Audin a aussi fait œuvre de pédagogie en vulgarisant les mathématiques, et leur place dans la société, avec « Images des Maths », une revue du CNRS.
Enfin, comme bien des mathématiciennes, elle a souvent dénoncé la faible place des femmes en mathématiques pures.
Fille de Maurice Audin, mathématicien et militant anticolonialiste
C’est par son père, dont elle a porté la mémoire, qu’elle s’est trouvée, malgré elle, à jouer un rôle dans l’histoire. Son père, Maurice Audin, était un jeune mathématicien à Alger à l’époque de la Guerre d’Algérie. Comme il était membre du Parti Communiste Algérien, il soutenait la lutte d’indépendance menée par les Algériens contre l’armée française dans les années 50. Ses activités lui ont valu d’être arrêté par l’armée française puis torturé et assassiné le 21 juin 1957.
Ce sont des mathématiciens qui ont sonné l’alarme. Plusieurs grands mathématiciens, dont Laurent Schwartz, médaillé Fields, décidèrent de lui accorder in abstentia le doctorat qu’il devait soutenir dans une cérémonie à la Sorbonne le 2 décembre 1957. Plusieurs personnalités anticolonialistes y participèrent, dont François Mauriac, prix Nobel. Le militant Henri Alleg, emprisonné avec Audin, dénonça dans un livre choc, La question, la torture utilisée systématiquement avec l’accord tacite des autorités françaises. Torturé en même temps qu’Audin, Alleg fut le dernier à lui parler après une séance de torture : « C’est dur, Henri » furent les dernières paroles d’Audin. Ce livre contribua à la prise de conscience des atrocités commises en Algérie par l’armée française. Cette dernière soutint toujours qu’Audin s’était « évadé », même si tout le monde connaissait le nom du tortionnaire-assassin, le lieutenant Charbonnier, ce que le général Aussarès, son patron, confirma en janvier 2014.
Depuis cet assassinat, la mère de Michèle Audin n’a cessé de demander une enquête à laquelle se sont refusé tous les présidents de la république, de droite comme de gauche. En janvier 2009, le président Sarkozy a voulu offrir le grade de chevalier de la légion d’honneur à Michèle Audin pour la valeur de ses travaux mathématiques et littéraires. Mais Michèle Audin, fille d’une grande figure de la lutte anticoloniale, la refusa sobrement dans une lettre ouverte :
Monsieur le Président, Il y a un an et demi vous receviez une lettre ouverte envoyée par ma mère qui vous demandait de contribuer à faire la vérité sur la disparition de mon père, Maurice Audin, mathématicien lui aussi, disparu depuis le 21 juin 1957 alors qu’il était sous la responsabilité de l’armée française. À ce jour vous n’avez pas donné suite à cette demande. Vous n’avez d’ailleurs même pas répondu à cette lettre. Cette distinction décernée par vous est incompatible avec cette non-réponse de votre part. Vous me voyez donc au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir cette distinction. Veuillez croire Monsieur le Président à l’expression de mon respect.
Le président Sarkozy n’a pas répondu.
Quelques publications
Audin, Michèle (2013), Deux ruminations géométriques. Vers une transformation rationnelle de la littérature, vol. 209, Paris, La Bibliothèque Oulipienne, 24 p.
Audin, Michèle (2012), IV-R-16, vol. 201, Paris, La Bibliothèque Oulipienne, 18 p.
Audin, Michèle (2011), Sextines, encore, vol. 191, Paris, La Bibliothèque Oulipienne, 24 p.
Audin, Michèle (2011), Correspondance entre Henri Cartan et André Weil (1928-1991), Documents mathématiques, Société mathématique de France, 750 p.
Audin, Michèle (2010), Carrés imparfaits, vol. 185, Paris, La Bibliothèque Oulipienne, 34 p.
Audin, Michèle (2009), Fatou, Julia, Montel, le Grand Prix des sciences mathématiques de 1918, et après, Heidelberg, Springer, 276 p.
Audin, Michèle (2006), Géométrie, EDP Sciences, 428 p.
Audin, Michèle (2001), Les systèmes hamiltoniens et leur intégralité, Cours spécialisés 8, Paris, Société Mathématique de France & EDP Sciences, 170 p.
Références
Oulipo (2014), « Michèle Audin ». En ligne.
http://www.oulipo.net/oulipiens/ma.
Audin, Michèle (2014), « Michèle Audin ». En ligne.
http://www-irma.u-strasbg.fr/~maudin/.
CNRS (s.d.), « Michèle Audin, mathématicienne et oulipienne », La recherche mathématique en mots et en images. Images des maths. En ligne.
http://images.math.cnrs.fr/_Audin-Michele_.html.
Audin, Michèle (2013), « Deux parents, c’est mieux, non ? », Libération. En ligne.
http://www.liberation.fr/societe/2013/01/18/deux-parents-c-est-mieux-non_875070.
Pellegrini, Jean-Jacques (2013), « Benjam’s Conferences : Michèle Audin », Lycée Benjamin Franklin. En ligne.
http://www.lycee-benjamin-franklin.fr/php5/spip/spip.php?article944.